Vāmanadatta
Le surgissement de l’éveil
L’ouvrage que Les Deux Océans a consacré à Vāmanadatta comprend deux textes traduits et commentés :
- स्वबोधोदयमञ्जरी (Guirlande de fleurs en hommage à la conscience de soi)
- आद्वयसम्पत्तिवार्तिका (Commentaires sur la réalisation de la non-dualité)
Cette page en reprend l’introduction et le résumé, en quatrième de couverture.
Introduction
Vāmanadatta est né dans une famille brâhmane du Cachemire, probablement dans la première moitié du xe siècle1. Son père, originaire de la région dénommée Tākadeśa2 située dans le nord du Punjab, portait le nom d’Harṣadatta3.
Une partie de la vie profane de Vāmanadatta se réalisa auprès du roi Yaśaskara4, fils de Prabhākaradeva. Ce monarque fut sacré roi par une assemblée de brâhmanes et régna sur le Cachemire de 939 à 948. Vāmanadatta sera son ministre de « la guerre et de la paix5 ».
Dans sa propre lignée spirituelle, le courant mystique shivaïte du Krama, notre auteur fut le disciple d’un maître spirituel féminin, la yoginī Keyūravatī (875‑925), elle-même formée par Jñānanetra6, également dénommé Śivānanda (850‑900), considéré comme le premier maître de cette lignée.
Parmi les propres disciples de Vāmanadatta, évalués à cinq ou six selon les documents de référence7, figure Cakrabhānu (925‑975), qui devint l’un des transmetteurs importants de cette école et fut lui-même le guru de Bhūtirāja (950‑1000), l’un des initiateurs d’Abhinavagupta aux arcanes de la Brahmavidyā8. Cité maintes fois par la suite, au titre de maître ou d’auteur, Vāmanadatta fut qualifié de « meilleur parmi les héros » ou de « soleil illuminant la tradition Krama9 ».
D’après les données dont nous disposons, les deux textes de Vāmanadatta, la Svabodhodayamañjarī10 et la Advayasaṃpattivārtikā11 (ou Bodhavilāsa) furent très probablement rédigés dans les années 950‑970. Ces deux textes sont d’un éclectisme qui ne permet pas de les circonscrire dans les catégories d’une école shivaïte en particulier. Concernant le courant Krama dont Vāmanadatta était l’un des maîtres, A. Sanderson, notait au sujet de nos deux textes que : « These practices and their description contain no elements that link them directly to outward features specific to the Krama. » tant il est vrai que toute considération conceptuelle, tout symbole, de nature psychologique ou philosophique, s’efface définitivement aux abords de l’expérience abyssale qui est le cœur du propos de notre auteur. Pour le milieu shivaïte de ce xe siècle au Cachemire, une période de grande richesse littéraire vient de s’ouvrir12, due non seulement au nombre d’œuvres écrites significatives, à leur qualité, mais aussi à leur libre circulation. Vātūlanātha, avec ses propres sūtra13 fixe ce qui, pour partie, constituera le socle du courant Krama ; Niṣkriyānandanātha, dans le même essor, donnera le chummāsaṃketaprakāśaḥ14, Śivānandanātha son Srīkālikā-stotra15, et quelque temps après Siddhanātha délivrera le Kramastotra ancien16. Vasugupta vient de transcrire ses admirables Śiva Sūtra17, puis la Spandakārikā18, probablement avec son disciple Kallaṭa ; Somānandanātha a rédigé la Śivadṛṣṭi19 et Utpaladeva, à ce moment-là, a sans doute terminé son Iśvarapratyabijñākārikā20.
Dans le sillage de ces œuvres novatrices et fondatrices, une importante littérature se fait jour. Elle concerne les aires de la psychologie, de la philosophie et, surtout, de la mystique. Les courants les plus importants, très imprégnés de symboles relatifs aux dynamismes phonématiques des états intérieurs, sont caractérisés par les orientations des écoles Kula, Krama-Mahānaya, Spanda, Pratyabhijñā et Trika. Chacune de ces écoles possède des caractéristiques et des liens d’interconnexion avec les autres courants qui ne peuvent être résumés en quelques lignes21.
De fait, la vie des mystiques est en pleine effervescence « silencieuse » et nul ne minimise, à cette époque, le témoignage écrit ni le témoignage oral de ces êtres d’expérience, dont le seul objet demeure la transmission, sous tous ses aspects et de diverses façons, de la quintessence de ce qu’ils vivent et dont émane cet indicible parfum, mélange d’extrême lucidité et de liberté innée. Vāmanadatta baigne dans ce contexte dont il reçoit les influences variées. Parallèlement, des œuvres hors du commun, telles que le Vijñāna Bhairava, vénéré par tous les courants shivaïtes du moment, qui enracine son dire dans l’efficience de l’Insaisissable, marquent les consciences et dégagent les horizons. Notre auteur se trouve à la croisée de ces empreintes dont il connaît la vivante quintessence, se conformant, dans son écriture, à l’exigence d’expression de l’expérience profonde directement vécue.
Résumé
Dès les xe-xie siècles, dans le nord-ouest de l’Inde, principalement au Cachemire, bouddhisme et shivaïsme connaissent un essor exceptionnel. Les témoignages écrits sur les voies de l’Éveil sont nombreux et rien ne semble susceptible d’endiguer la force et la liberté de leurs expressions. Dans ce contexte foisonnant, surgissent des œuvres remarquables du fait de leur pertinence, de leur érudition, de la vigueur de leur révélation ou de l’induction suggérée dans les intensités silencieuses qui abolissent, sans effort, les flux conceptuels incessants.
Les deux traités de Vāmanadatta relèvent de multiples influences et pourraient revendiquer leur appartenance à chacun des courants majeurs du shivaïsme du Cachemire, que ce soit le Trika, le Spanda, la Pratyabhijñā ou encore le Krama-Mahārtha. En effet, le caractère central de ces textes est la vivante expérience de l’Éveil. Par ailleurs, leur forte parenté avec le Vijñāna Bhairava Tantra place d’emblée ces deux œuvres dans une approche élargie de l’école Krama à laquelle se rattache Vāmanadatta.
Délaissant les analyses complexes portant sur la perception, la mémoire ou la durée, elles concèdent au lecteur une base conceptuelle minimale relative à la critique des moyens de connaissance. Puis, d’emblée, elles s’ouvrent sur l’expérience directe de l’apaisement profond, de la vivante vacuité et des états d’Éveil qui éclosent en celle-ci.
Chacun appréciera, en fonction de son propre « état intérieur », la profondeur du dire de l’auteur en découvrant ce verbe qui atteste d’une liberté fondamentale, quintessence surgissant au cœur de la conscience de soi.
1 | Voir R. Torella, On Vāmanadatta, dans Pandit N.R. Bhatt, Felicitation Volume, Motilal Banarsidass, Delhi, 1994, p. 483‑484. Voir aussi A. Sanderson, « The Śaiva Exegesis of Kashmir », dans Mélanges tantriques à la mémoire d’Hélène Brunner, édité par Dominic Goodall et André Padoux, collection Indologie, no 106, IFP – EFEO, 2007, p. 411. |
2 | Stance finale de Advayasaṃpattivārtikā, śloka 23 ; dans certains manuscrits on lit Jākadeśa. |
3 | Sur l’ensemble des questions relatives à Vāmanadatta, son milieu, ses disciples et ses écrits, les travaux spécialisés de N. Rastogi, A. Sanderson et R. Torella apporteront de nombreuses précisions ; voir bibliographie. |
4 | Voir Complete Chronology of all Kings of Kashmir, par Vinayak Razdan, 31 janvier 2016, site searchkashmir.org. |
5 | Voir A. Sanderson, « The Śaiva Exegesis of Kashmir », op. cit., p. 280. |
6 | Auteur du fameux Śrikālikāstotra, dont Lilian Silburn réalisa une traduction : voir Hymnes aux Kālī, la roue des énergies divines, Publications de l’ICI, fasc. 40, De Boccard, Paris, 1975, p. 95. |
7 | N. Rastogi, The Krama Tantricism of Kashmir, vol. I, Motilal Banarsidass, Delhi, 1979, p. 182. |
8 | Science qui mène au Brahman au moment de la mort ; voir Hymnes aux Kālī, la roue des énergies divines, op. cit., p. 5. Voir également N. Ratogi, op. cit., p. 152. |
9 | Voir Mahānayaprakāśaḥ, 155, dans Khacakrapañcakastotra and Mahānaya-prakāśa par Arṇasiṃha, édition et traduction de Mark S.G. Dyczkowski, éditions Muktabodha, 2021, p. 64. Sur la chronologie et la datation des maîtres du courant Krama, voir A. Sanderson, « The Śaiva Exegesis of Kashmir », op. cit., p. 411‑412. À ce courant spirituel d’une envergure exceptionnelle par la profondeur atypique de ses écrits sur les voies de l’éveil, Lilian Silburn consacra deux œuvres importantes : La Mahārtha Mañjarī et les Hymnes aux Kālī. Dans ces deux volumes, elle retrace l’historique de cette grande école, mais également les axes doctrinaux qui la différencient d’autres écoles très proches (Kula, Pratyabhijñā et Spanda) et mentionne les lignées des maîtres au sein desquelles apparaît le nom de Vāmanadatta, notre auteur. Voir bibliographie. |
10 | « The Śaiva exegesis of Kashmir », op. cit., p. 279. |
11 | Plusieurs chercheurs tels que N. Rastogi, R. Torella et A. Sanderson ont souligné le fait que ce court traité était initialement nommé Advayasaṃpattivārtikā. Sa forme actuelle sans le « A » initial, Dvayasaṃpattivārtikā, serait due à l’erreur d’un scribe. Nous avions donc le choix entre cette forme tronquée, qui avait néanmoins une signification intéressante, et la forme plus ancienne qui s’inscrivait dans la ligne déclarative de l’auteur. C’est la forme la plus ancienne que nous avons choisie, car elle est plus précise quant à la finalité de l’œuvre. |
12 | Il en est de même pour les divers courants du bouddhisme tardif ; voir Les Bouddhistes kaśmīriens au Moyen Âge, de Jean Naudou, Presses Universitaires de France, Paris, 1968. |
13 | Vātūlanātha Sūtra avec le commentaire d’Anantaśaktipāda, trad. L. Silburn, Publications de l’ICI, fasc. 8, De Boccard, Paris, 1959. |
14 | Sources sanskrites : mentionnées dans « The Śaiva Age », A. Sanderson, dans Genesis and Development of Tantrism, édité par Shingo Einoo, Institute of Oriental Culture, University of Tokyo, 2009, p. 311. Une traduction anglaise de ce texte est proposée par David Durvāsās, sur le site internet mahanaya.org. |
15 | Introduction, traduction et commentaires par L. Silburn, dans Hymnes aux Kālī, la roue des énergies divines, op. cit., p. 94‑115. |
16 | Ibid., p. 109. Sur l’attribution de ce texte à Siddhanātha par N. Rastogi, voir The Krama Tantricism of Kashmir, vol. I, op. cit., p. 142‑143. D’autres éminents chercheurs le rattachent à Eraka : voir A. Sanderson, « The Śaiva Exegesis of Kashmir », op. cit., p. 273. |
17 | Śiva Sūtra et Vimarśinī de Kṣemarāja ; traduction et introduction de L. Silburn, Publications de l’ICI, fasc. 47, De Boccard, Paris, 1980. |
18 | Spandakārikā, Stances sur la vibration de Vasugupta et leurs gloses, Publications de l’ICI, fasc. 58, De Boccard, Paris, 1990. |
19 | Traduction du premier chapitre avec le commentaire de Utpaladeva, dans Spandakārikā, op. cit., p. 185 et suiv. |
20 | Voir les travaux de Colette Poggi sur le courant Pratyabhijñā ; voir également Pratyabhijñā Kārikā of Utpaladeva, vol. I and II - Translation, explanation Dr R.K. Kaw, Sharada Peetha Research Center, Srinagar, 1976 ; voir aussi David Dubois, Les Stances sur la reconnaissance du Seigneur avec leur glose, L’Harmattan, Paris, 2015. |
21 | Sur ces grandes écoles cachemiriennes, voir les travaux de L. Silburn, A. Padoux, C. Poggi, R. Torella, A. Sanderson, N. Rastogi ; voir bibliographie. |