Vāmanadatta
Commentaires sur la réalisation de la non-dualité
आद्वयसम्पत्तिवार्तिका
Cette anaylse est extraite de l’ouvrage Le surgissement de l’éveil.
Voir aussi स्वबोधोदयमञ्जरी (Guirlande de fleurs en hommage à la conscience de soi).
आद्वयसम्पत्तिवार्तिका | Commentaires sur la réalisation de la non-dualité |
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वामनदत्त | Traduction : Jyoti Garin, commentaires : Ram |
नमः परमनाथाय गणनाथाय शूलिने। चिद्पद्मासनसंस्थाय चतुर्धाभिन्नमूर्तये ॥ १ ॥ |
Adoration1 au suprême Souverain, seigneur de l’ensemble des sens2, détenteur des trois énergies proversives3, demeurant au sein du lotus de la conscience, qui manifeste de quatre manières la différenciation ! ॥ 1 ॥ |
Adoration ! Vāmanadatta ouvre son texte par l’expression fusionnelle, par excellence. Son sens mystique très développé lui permet néanmoins de préserver une légère différenciation permettant à son exultation de s’exprimer. Nous observons qu’il décrit l’Immensité depuis « l’intérieur », trait que l’on reconnaît à la plupart des maîtres de ce courant, notamment chez Vasugupta, Śivānandanātha, Somānanda, Utpaladeva, Abhinavagupta, ce qui couvre la plupart des courants d’expression Kula, Krama, Spanda, Pratyabhijñā. D’entrée, il évoque la quintessence de l’énergie cognitive (jñānaśakti), « souveraine des sens » qui flue sans discontinuer du coeur intime de soi vers les objets de la conscience : perceptions, sensations, etc., et intègre simultanément leurs contenus. Les énergies de volonté, de connaissance et d’activité constituent les pointes émergentes d’un seul axe, d’un seul centre dont l’expansion permanente remplit tout. Ce « coeur », en constante expansion, aux innombrables activités, couvre l’intégralité du connu et de ce qui est à connaître. Sur le plan cognitif, on se trouve en perpétuelle équipollence avec ce qui se produit de façon macro-phénoménale : apparition, durée, résorption, et repos définitif. Tels sont les quatre déploiements, successifs et simultanés, de l’essence de la conscience : les quatre états de l’Indicible4. |
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अवर््णमस्वरं ध्यात्वा व्यापकं परमेश्वरम्। व्युत्थाने योगिनामित्थं शिवत्वं जायते स्फु टम् ॥ २ ॥ |
S’étant immergé dans le silence de la voyelle « A »5, suprême seigneur omniprésent, par-delà tout vocable, le yogin perçoit alors clairement l’essence du Suprême6 jusque dans la conscience ordinaire7. ॥ 2 ॥ |
D’intéressants commentaires sont consacrés à la « science de la lettre A » dans le Vātūlanātha Sūtra ; ils sont accompagnés de riches explications développées par Lilian Silburn sur ce sujet8. Le silence de cette voyelle n’est autre que son être véritable : la vacuité tout accueillante, continûment émergente, imprégnante, qui, ayant totalement transpénétré le modulateur cognitif, s’épand comme un flot inextinguible dans la totalité de la sphère cognitive, psycho-mentale et sensorielle. Il en ressort une liberté, sans manière d’être, coextensive à toutes les strates (kośa) du vivant ; elle s’établit en une irradiation dont l’intensité englobe et dépasse la personne. L’essence du Suprême est, dès lors, ce qui anime, en toute conscience, sensations et pensées. |
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ततः शक्तिमयो योगी नादबिन्द्वात्मविग्रहः। द्वयसम्पत्तिमाप्नोति निराधारपदे स्थितः ॥ ३ ॥ |
Ainsi, pénétré d’énergie interne, le yogin s’identifie à la quintessence des « prises de conscience différenciée (nāda) et indifférenciée (bindu)9 ». Une fois atteint l’excellence des deux états, il demeure au « séjour sans appui ». ॥ 3 ॥ |
Notre auteur conjoint ce qui est réalisé dans l’exposé des deux versets précédents, à une intensité plus haute et plus complète. Selon le niveau d’éveil éprouvé par le yogin, bindu et nāda connotent des réalités vécues d’intensités différentes. S’exprimant sur l’éveil de l’énergie vitale (kuṇḍalinī), à même le corps, Lilian Silburn constate : « Quel que soit le niveau où elle s’instaure, la dualité se dissout en une unité génératrice de plénitude qui sert de point de départ à l’étape suivante. Aussi, l’unité se réalise-t-elle totalement par une escalade d’intensité de bindu en bindu jusqu’à ce que tous ne fassent plus qu’un de bas en haut10. » Vāmana observe ici le parfait éveil du yogin dont l’accomplissement intègre l’ensemble des niveaux parcourus, ayant réalisé « l’état de non-demeure au séjour sans appui ». |
1 | Au sens que lui donne le Vijñāna Bhairava, op. cit., śl. 147, p. 165 : « L’adoration véritable ne consiste pas en une offrande de fleurs et autres dons, mais en une intelligence intuitive bien établie dans le suprême firmament [de la Conscience] exempt de pensée dualisante. En vérité, cette adoration [se confond] avec l’absorption [en Śiva] issue de l’ardeur mystique » ; ibid., śl. 150‑151. Abhinavagupta le formule ainsi : « C’est en s’identifiant à la Réalité immaculée, partout où la divine conscience se manifeste, qu’a lieu la seule et véritable adoration, “en tous lieux et toujours” », cité dans Hymnes aux Kālī, op. cit., p. 91. Quant à l’interprétation par le terme « Hommage », Abhinavagupta nous précise qu’il : « […] signifie pour nous humilité et abandon [prahvata] à Parameśvara lorsqu’on se voue entièrement à Lui par l’Esprit, la parole et le corps ». Iśvarapratyabijñāvimarśinī, I, śl. 1.1. |
2 | Les troupes de serviteurs sont, symboliquement, l’ensemble des sens et des activités sensorielles déployées. |
3 | Triśūla, trident de Śiva, les trois pointes dynamiques constituées de Volonté, Connaissance et Activité, ou du sujet, de la connaissance et de l’objet connu ; ou encore, connaisseur, connaissance et connu. |
4 | Voir Hymnes aux Kālī, op. cit., Śrī Kālikāstotra de Śivānandanātha, śl. 8‑9, p. 104‑105 ; et dans le même ouvrage, voir p. 69, Le déploiement des Kālī : sur les quatre énergies, création, permanence, résorption, état indicible. Cette allusion conserve néanmoins, dans le verset de Vāmana, une valeur polysémique. En effet, elle peut également désigner les quatre visages (bouches) du Bienveillant (Śiva) ; voir Mahārtha Mañjarī, op. cit., p. 182, comm. au śl. 68. |
5 | Cette voyelle symbolise ce qui est suprême et transcendant. Voir A. Padoux, Recherches sur la symbolique et l’énergie de la parole, op. cit., p. 233, en note, citant le Pratyabijñāḥṛdaya de Kṣemarāja. |
6 | Śiva, le Bienveillant « […] gardien des âmes asservies [paśu] qu’il protège et aiguillonne sur le chemin de la Délivrance. C’est pourquoi le fidèle prend refuge en Śiva-le-protecteur », dans La Bhakti, Le Stavacintāmaṇi de Bhaṭṭanārāyaṇa, trad. et comm. de L. Silburn, Publications de l’ICI, fasc. 19, De Boccard, Paris, 1964, p. 14. Voir également Śiva Sūtra, III, 29 et comm. |
7 | Hymes de Abhinavagupta, op cit., p. 94, et note 7. Ce verset se termine sur une touche qui évoque la Kramamudrā, attitude mystique qui égalise les flux conscients internes de la subjectivité et ceux, extérieurs, de l’objectivité, en une seule intensité jaillissante et ininterrompue. Voir aussi supra, le Svabodhodayamañjarī, śl. 17 et comm. |
8 | Vātūlanātha Sūtra, op. cit., sūtra 13 et comm., p. 31‑34 et 69‑79. Sur l’émanation phonématique, voir également Tantrāloka, op. cit., II, śl. 6‑7 et suiv., p. 151 et suiv. |
9 | Cf. La Bhakti, op. cit., p. 101, comm. au śl. 3. Pour rappel, bindu caractérise une efficience concentrée et ici, la suprême efficience (Śiva). Nāda connote une sonorité inaudible : ici, la vibrante résonance du silence absolu (śakti). Voir également Vijñāna Bhairava, op. cit., comm. aux śl. 2‑4, p. 69, précisions apportées par Kṣemarāja. |
10 | La Kuṇḍalinī, op. cit., p. 242. |
Advayasaṃpattivārtikā | Commentaires sur la réalisation de la non-dualité |
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Vāmanadatta | Traduction : Jyoti Garin, commentaires : Ram |
namaḥ paramanāthāya gaṇanāthāya śūline। cidpadmāsanasaṃsthāya caturdhābhinnamūrtaye ॥ 1 ॥ |
Adoration1 au suprême Souverain, seigneur de l’ensemble des sens2, détenteur des trois énergies proversives3, demeurant au sein du lotus de la conscience, qui manifeste de quatre manières la différenciation ! ॥ 1 ॥ |
Adoration ! Vāmanadatta ouvre son texte par l’expression fusionnelle, par excellence. Son sens mystique très développé lui permet néanmoins de préserver une légère différenciation permettant à son exultation de s’exprimer. Nous observons qu’il décrit l’Immensité depuis « l’intérieur », trait que l’on reconnaît à la plupart des maîtres de ce courant, notamment chez Vasugupta, Śivānandanātha, Somānanda, Utpaladeva, Abhinavagupta, ce qui couvre la plupart des courants d’expression Kula, Krama, Spanda, Pratyabhijñā. D’entrée, il évoque la quintessence de l’énergie cognitive (jñānaśakti), « souveraine des sens » qui flue sans discontinuer du coeur intime de soi vers les objets de la conscience : perceptions, sensations, etc., et intègre simultanément leurs contenus. Les énergies de volonté, de connaissance et d’activité constituent les pointes émergentes d’un seul axe, d’un seul centre dont l’expansion permanente remplit tout. Ce « coeur », en constante expansion, aux innombrables activités, couvre l’intégralité du connu et de ce qui est à connaître. Sur le plan cognitif, on se trouve en perpétuelle équipollence avec ce qui se produit de façon macro-phénoménale : apparition, durée, résorption, et repos définitif. Tels sont les quatre déploiements, successifs et simultanés, de l’essence de la conscience : les quatre états de l’Indicible4. |
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avarṇamasvaraṃ dhyātvā vyāpakaṃ parameśvaram। vyutthāne yogināmitthaṃ śivatvaṃ jāyate sphuṭam ॥ 2 ॥ |
S’étant immergé dans le silence de la voyelle « A »5, suprême seigneur omniprésent, par-delà tout vocable, le yogin perçoit alors clairement l’essence du Suprême6 jusque dans la conscience ordinaire7. ॥ 2 ॥ |
D’intéressants commentaires sont consacrés à la « science de la lettre A » dans le Vātūlanātha Sūtra ; ils sont accompagnés de riches explications développées par Lilian Silburn sur ce sujet8. Le silence de cette voyelle n’est autre que son être véritable : la vacuité tout accueillante, continûment émergente, imprégnante, qui, ayant totalement transpénétré le modulateur cognitif, s’épand comme un flot inextinguible dans la totalité de la sphère cognitive, psycho-mentale et sensorielle. Il en ressort une liberté, sans manière d’être, coextensive à toutes les strates (kośa) du vivant ; elle s’établit en une irradiation dont l’intensité englobe et dépasse la personne. L’essence du Suprême est, dès lors, ce qui anime, en toute conscience, sensations et pensées. |
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tataḥ śaktimayo yogī nādabindvātmavigrahaḥ। dvayasampattimāpnoti nirādhārapade sthitaḥ ॥ 3 ॥ |
Ainsi, pénétré d’énergie interne, le yogin s’identifie à la quintessence des « prises de conscience différenciée (nāda) et indifférenciée (bindu)9 ». Une fois atteint l’excellence des deux états, il demeure au « séjour sans appui ». ॥ 3 ॥ |
Notre auteur conjoint ce qui est réalisé dans l’exposé des deux versets précédents, à une intensité plus haute et plus complète. Selon le niveau d’éveil éprouvé par le yogin, bindu et nāda connotent des réalités vécues d’intensités différentes. S’exprimant sur l’éveil de l’énergie vitale (kuṇḍalinī), à même le corps, Lilian Silburn constate : « Quel que soit le niveau où elle s’instaure, la dualité se dissout en une unité génératrice de plénitude qui sert de point de départ à l’étape suivante. Aussi, l’unité se réalise-t-elle totalement par une escalade d’intensité de bindu en bindu jusqu’à ce que tous ne fassent plus qu’un de bas en haut10. » Vāmana observe ici le parfait éveil du yogin dont l’accomplissement intègre l’ensemble des niveaux parcourus, ayant réalisé « l’état de non-demeure au séjour sans appui ». |
1 | Au sens que lui donne le Vijñāna Bhairava, op. cit., śl. 147, p. 165 : « L’adoration véritable ne consiste pas en une offrande de fleurs et autres dons, mais en une intelligence intuitive bien établie dans le suprême firmament [de la Conscience] exempt de pensée dualisante. En vérité, cette adoration [se confond] avec l’absorption [en Śiva] issue de l’ardeur mystique » ; ibid., śl. 150‑151. Abhinavagupta le formule ainsi : « C’est en s’identifiant à la Réalité immaculée, partout où la divine conscience se manifeste, qu’a lieu la seule et véritable adoration, “en tous lieux et toujours” », cité dans Hymnes aux Kālī, op. cit., p. 91. Quant à l’interprétation par le terme « Hommage », Abhinavagupta nous précise qu’il : « […] signifie pour nous humilité et abandon [prahvata] à Parameśvara lorsqu’on se voue entièrement à Lui par l’Esprit, la parole et le corps ». Iśvarapratyabijñāvimarśinī, I, śl. 1.1. |
2 | Les troupes de serviteurs sont, symboliquement, l’ensemble des sens et des activités sensorielles déployées. |
3 | Triśūla, trident de Śiva, les trois pointes dynamiques constituées de Volonté, Connaissance et Activité, ou du sujet, de la connaissance et de l’objet connu ; ou encore, connaisseur, connaissance et connu. |
4 | Voir Hymnes aux Kālī, op. cit., Śrī Kālikāstotra de Śivānandanātha, śl. 8‑9, p. 104‑105 ; et dans le même ouvrage, voir p. 69, Le déploiement des Kālī : sur les quatre énergies, création, permanence, résorption, état indicible. Cette allusion conserve néanmoins, dans le verset de Vāmana, une valeur polysémique. En effet, elle peut également désigner les quatre visages (bouches) du Bienveillant (Śiva) ; voir Mahārtha Mañjarī, op. cit., p. 182, comm. au śl. 68. |
5 | Cette voyelle symbolise ce qui est suprême et transcendant. Voir A. Padoux, Recherches sur la symbolique et l’énergie de la parole, op. cit., p. 233, en note, citant le Pratyabijñāḥṛdaya de Kṣemarāja. |
6 | Śiva, le Bienveillant « […] gardien des âmes asservies [paśu] qu’il protège et aiguillonne sur le chemin de la Délivrance. C’est pourquoi le fidèle prend refuge en Śiva-le-protecteur », dans La Bhakti, Le Stavacintāmaṇi de Bhaṭṭanārāyaṇa, trad. et comm. de L. Silburn, Publications de l’ICI, fasc. 19, De Boccard, Paris, 1964, p. 14. Voir également Śiva Sūtra, III, 29 et comm. |
7 | Hymes de Abhinavagupta, op cit., p. 94, et note 7. Ce verset se termine sur une touche qui évoque la Kramamudrā, attitude mystique qui égalise les flux conscients internes de la subjectivité et ceux, extérieurs, de l’objectivité, en une seule intensité jaillissante et ininterrompue. Voir aussi supra, le Svabodhodayamañjarī, śl. 17 et comm. |
8 | Vātūlanātha Sūtra, op. cit., sūtra 13 et comm., p. 31‑34 et 69‑79. Sur l’émanation phonématique, voir également Tantrāloka, op. cit., II, śl. 6‑7 et suiv., p. 151 et suiv. |
9 | Cf. La Bhakti, op. cit., p. 101, comm. au śl. 3. Pour rappel, bindu caractérise une efficience concentrée et ici, la suprême efficience (Śiva). Nāda connote une sonorité inaudible : ici, la vibrante résonance du silence absolu (śakti). Voir également Vijñāna Bhairava, op. cit., comm. aux śl. 2‑4, p. 69, précisions apportées par Kṣemarāja. |
10 | La Kuṇḍalinī, op. cit., p. 242. |