Habib Tanvir
आगरा बाज़ार : Préface à l’édition de 2004

Les larges extraits ci-dessous de la préface à l’édition 2004 d’Agra Bazar, écrite par Habib Tanvir lui-même, permettent d’éclairer son travail, au-delà de la pièce elle-même.


हमने इस इश्क़ में क्या खोया है क्या पाया है
जुज़ तेरे और समझाऊँ तो समझा न सकूँ

Ce que nous avons perdu, ce que nous avons trouvé dans cet amour,
Personne d’autre que toi ne peut le comprendre.

Faiz Ahmed Faiz

Agra Bazar (1954), miṭṭī kī gāḍī (1958) et Carandās cor (1975) sont les trois étapes importantes de ma carrière théâtrale. Elles représentent des tournants majeurs dans l’évolution de mon travail. En d’autres termes, chacune de ces productions a contribué de manière significative à façonner le style qui est maintenant reconnu comme ma signature. Fait intéressant, toutes ces pièces ont été violemment attaquées par les critiques, mais les spectateurs les ont aimées et leur popularité, au lieu de diminuer, n’a cessé d’augmenter au fil des années. De plus, ces pièces m’ont aussi beaucoup aidé à réaliser mon rêve de théâtre professionnel.

Par théâtre professionnel, je ne veux pas dire un théâtre commercial à but purement lucratif, mais qui fournit des revenus suffisants à ses artistes, les libérant ainsi des soucis matériels pour se consacrer entièrement à leur art.

En 1954, lorsque j’ai écrit Agra Bazar, je ne connaissais ni le théâtre classique sanskrit ni Bertolt Brecht. Je ne possédais pas non plus une compréhension suffisamment approfondie des styles folkloriques de performance à cette époque. Cependant, les trois pièces mentionnées ci-dessus semblent avoir quelque chose de fondamental en commun. Il semble donc que la genèse de ce qui a fini par devenir mon style caractéristique était déjà sous-tendu dans Agra Bazar. Il en va différemment de la pièce gaon ke nām Sasural, more nām Damād, qui a ouvert la voie à Carandās cor, ainsi qu’à toutes mes pièces ultérieures. Mais cela est davantage lié aux acteurs villageois non scolarisés, à leur dialecte et à la manière de travailler avec eux qu’avec ce sentiment fondamental qui a habité mon théâtre dès le départ.

(…) À chaque fois que cette pièce a été rejouée, j’ai apporté quelques modifications à l’intrigue et aux personnages. La première édition en ourdou de la pièce publiée en 1954 par Azad Kitabghar proposait la version originale de 50 minutes mise en scène dans l’université de Jamia Millia Islamia à Delhi. Dans cette première version, l’intrigue était entièrement centrée sur le vendeur de concombres qui a du mal à vendre sa marchandise jusqu’à ce que Nazir lui écrive un poème. Il chante ce poème et fait de bonnes affaires. Puis, un autre volet a été ajouté à la pièce, centré sur une prostituée et un agent de police. Cela a également donné naissance à trois autres personnages : les deux agents de police et le libertin. Le personnage du marchand de chevaux Manzoor Hussain a survécu mais tous ses dialogues ont été abandonnés. Il est devenu beaucoup plus efficace en tant que personnage muet qui avait perdu son équilibre mental après avoir été dévalisé par des bandits de grands chemins et passionnément amoureux de la courtisane. Cependant, un nouveau personnage Beni Prasad était nécessaire pour raconter l’histoire de Manzoor Hussain. Les deux eunuques, Kariman et Chameli, ont également été rajoutés plus tard. Ils arrivent chez le potier pour chanter et danser afin de célébrer la naissance de son fils. Cela devient le prétexte pour introduire le poème de Nazir sur les jours de l’enfance de Krishna. Des dialogues nouveaux et appropriés ont dû être écrits pour les deux eunuques, ce qui a peut-être rendu la scène encore plus intéressante.

Le troisième volet de l’intrigue se trouve dans les conversations chez le libraire. Elle concerne les changements majeurs intervenus au XIXe siècle dans l’impression et dans l’édition, ainsi que dans le langage des discours publics et littéraires. Il se concentre également sur les conséquences de ces changements sur les conditions matérielles des poètes, les écrivains et les éditeurs ourdous et perses. Afin de mieux incarner ces changements, le personnage de Ganga Prasad a été introduit. L’activité trépidante du marché constitue la toile de fond sur laquelle Nazir a écrit. Sa poésie, sa vie, son gagne-pain (le tutorat), étaient étroitement liés à cet environnement et sa poésie le reflète. La pièce n’est rien d’autre qu’un tableau de tous les aspects de ce marché, mon objectif étant de fournir une image complète du travail de Nazir.

Lors d’une seconde lecture de la pièce, certains changements ont été apportés à la sélection et au positionnement de certains poèmes. L’œuvre de Nazir est parcourue d’excellente poésie. Il fallait donc choisir les poèmes, non pas sur la base de leur mérite poétique, mais plutôt en fonction des exigences de la pièce et de ses contraintes temporelles. Tout en veillant à ce que les poèmes les plus importants de Nazir ne soient pas oubliés. Ainsi, son Banjaranama qui n’était pas inclus dans la première version a été introduit. Quant à Shahar Ashob, il a toujours été le poème d’ouverture d’Agra Bazar en raison de son lien avec le thème central du chômage généralisé.

À l’origine, la scène 2 s’ouvrait avec Akbarabad de Nazir. Il a ensuite été remplacé par le chant gaon ke nām Sasural, more nām Damād, qui traite du thème de la mortalité humaine. On ne peut trouver aucun autre poème de cette puissance sur le sujet de la mort dans aucune langue ! La pièce se termine avec Ādminama comme avant, car le seul message qui ressort avec force de la poésie de Nazir est son humanisme, son amour et sa bienveillance envers le peuple. Dans les productions ultérieures, nous avons changé l’ordre de ses poèmes.

(…) Les chansons de la pièce étaient principalement composées sur des airs que j’avais entendus durant mon enfance ou que j’avais composés pour ma propre poésie. Seule la chanson de gaon ke nām Sasural, more nām Damād a été composée par Khalili de Bhatinda. Lors d’une visite à Agra, mon vieil ami de l’époque de l’IPTA, Rajendra Raghuvanshi, m’a fait remarquer que holi1 était traditionnellement chanté différemment dans la région d’Agra et de Mathura. Étant donné que Nazir était originaire d’Agra et que ma pièce se déroule à Agra, il me semblait approprié d’utiliser des airs locaux authentiques. (…) Mais Agra a son propre langage spécifique que je ne connais pas et que je n’ai même pas trouvé nécessaire de connaître. Dans Agra Bazar, ainsi que dans ma pièce sur Ghalib intitulée Merey Bād, j’ai utilisé la langue de Delhi, tandis que dans Shatranj Key Mohrey, j’ai employé le patois spécifique à Lucknow. Je me suis inspiré des œuvres de Khwaja Hasan Nizami et de Mirza Farhatullah Beg pour la langue de Delhi et des écrits de Pandit Ratan Nath Sarshar pour le parler de Lucknow. (…) Je ne trouvais aucune source fiable pour le langage local d’Agra. Je n’ai rien dit à Raghuvanshi et j’ai exprimé le désir d’entendre les airs traditionnels de holi issus d’Agra. J’ai trouvé les airs très attrayants et, plus tard, après avoir reçu une cassette audio, j’en ai sélectionné un ou deux et je les ai intégrés dans ma scène de holi sans modifier la mélodie de base de la chanson de Nazir. Comme il était difficile d’adapter les vers de Nazir à ces airs, j’ai accommodé leurs chansons traditionnelles avec mon propre air, en modifiant quelquefois l’ordre des mots.

(…) Nazir est un poète ourdou. Un apport considérable du vocabulaire hindi a toujours enrichi l’ourdou, tout comme le hindi a toujours inclus un grand nombre de mots ourdous. Lorsque le hindi a été reconnu comme langue nationale et l’ourdou systématiquement supprimé, cela a non seulement nui à l’ourdou, mais a également au hindi. Car, les idiomes communs du hindustani ont été, soit complètement enlevés du hindi standard, soit remplacés par des traductions littérales guindées. Je parle de mots et d’expressions simples, tels que na sirf qui est remplacé par na keval, ce qui me semble gênant, du moins à mes oreilles2. En outre, certains orateurs et écrivains hindis choisissent certains mots ourdous et, sans bien comprendre leur signification, les emploient à tort. C’est déprimant d’entendre cet usage abusif des mots ourdous. Prenez par exemple le mot khilafat. Ce mot est souvent utilisé à mauvais escient, même par des personnes éduquées, pour signifier « opposition », alors que le mot hindi virodh est parfaitement approprié. Khilafat se réfère à ce que l’anglais appelle le califat. Ce mot très familier en Inde remonte au mouvement khilafat dirigé par les frères Ali — Mohammed Ali et Shaukat Ali — visant à restaurer un califat turc pendant le Raj britannique. Le mot ourdou pour « opposition » est mukhalfat. Si ce mot vous semble trop lourd ou trop difficile, si sa construction persane ne vous intéresse pas ou si vous n’aimez simplement pas sa sonorité, pourquoi ne pas l’ignorer et vous contenter du beau mot hindi virodh ? Pourquoi imposer sa propre ignorance à une langue ?… La situation des écrivains et des locuteurs ourdous est quelque peu similaire. En réaction au hindi officiel, ils rejettent souvent des mots hindis simples et familiers en faveur de mots persanisés lourds. Il en résulte un écart croissant entre la langue écrite et la langue parlée quotidiennement. On ne trouve pas un tel fossé entre la langue écrite et la langue parlée ailleurs dans le monde. Pire encore, la langue écrite devient rapidement la langue parlée. Cela constitue un mauvais exemple pour les jeunes dont le discours est déjà tellement influencé par la télévision ! Par exemple, lorsqu’une voix de jeune femme préenregistrée dit au téléphone — aap ki call intizaar par hai3 — on a envie de raccrocher le téléphone brutalement. C’est l’influence de l’anglais qui engendre des traductions littérales de phrases anglaises en hindi.

En ce qui concerne Nazir, il n’est pas faux non plus de le décrire comme poète hindi. Des poèmes comme son Mahadev ka Byaah, en harmonie avec le sujet, sont en hindi. En outre, il a écrit des poèmes en ourdou (comme le chant de la courtisane), mais qui utilisent aussi un riche mélange de constructions et de vocabulaire qui ne sont pas traditionnellement associés à l’ourdou.

Il est difficile de cerner la spécificité de la poésie de Nazir. La description de fleurs, de plantes, d’oiseaux et d’animaux spécifiquement indiens qui émaillent sa poésie ne se retrouve que dans la littérature classique en sanskrit. Elle est absente des œuvres des poètes ourdous classiques qui ont des références à la flore et à la faune typiquement persanes, et que l’on ne trouve pas au cœur du « hindi-ourdou » ni ailleurs en Inde, sauf au Cachemire. Les myriades de types de cerfs-volants que le vendeur de cerfs-volants liste ont été glanés de deux poèmes de Nazir sur le cerf-volant, intitulés Patang et Patang Bāzi. J’en ai parlé à plusieurs vendeurs de cerfs-volants et j’ai constaté qu’ils n’avaient même pas entendu parler de la plupart de ces noms. Seuls certains des cerfs-volants nommés par Nazir sont encore fabriqués ; le reste a disparu.

L’Inde célèbre une multitude de fêtes. Hormis Nazir, aucun poète ourdou n’a prêté attention à ce fait. De même, aucun poète, à l’exception de Nazir et des poètes classiques sanskrits, n’a décrit les différentes saisons indiennes et leurs spécificités, alors qu’on retrouve dans la prose de Farhatullah Beg des louanges pour diverses saisons. Non seulement Nazir a-t-il écrit sur les saisons, mais chacun de ses poèmes a une qualité unique et pleine d’attrait artistique. Chaque rime est riche et chaque couplet, bien construit. Nazir a abordé toutes les formes poétiques — ghazal, na’at, quata, musaddas, geet, bhajan — sauf la quasida. Nazir a également écrit sur les différentes communautés religieuses, leurs icônes sacrées et leur credo avec le plus grand respect. Il a écrit des poèmes sur Guru Nanak, Baldevji, Mahadev, Krishna, etc. Chaque vers a une forte puissance évocatrice, malgré un sentiment de spontanéité et de simplicité.

Toute une variété de formes poétiques, dont le ghazal, la qasida, la marsia, etc., existaient en ourdou avant Nazir. Mais la forme que nous appelons aujourd’hui le nazm — développée par Iqbal, Josh et plusieurs poètes ultérieurs — n’existait pas avant l’époque de Nazir. Il n’est donc pas faux de décrire Nazir comme l’ancêtre du nazm en langue ourdoue. En ce qui concerne les thèmes, Nazir a traité de sujets qui n’ont jamais attiré l’attention d’un autre poète avant ou après lui. En tout cas, il n’est pas facile d’écrire sur le genre de sujets que Nazir a abordés dans sa poésie. (…) Comment pourrait-on autrement écrire de manière si imaginative sur des choses ordinaires telles que les légumes, les fruits et les ustensiles ? Prenez par exemple le poème sur les concombres : des métaphores comme le bracelet de Heer pour le concombre courbé et la flûte de Ranjha pour le droit, illuminent le poème avec aisance et facilité :

फ़रहाद की निगाहें शिरीं की हसलियाँ हैं
मजनूँ की सर्द आहें लैला की उँगलियाँ हैं।

De Farhad, les yeux, de sa Shirin bien-aimée, le cou délicat
Les soupirs juvéniles de Majnoun, les doigts de fée de sa belle Laila.

Comme Nazir devait passionnément aimer sa ville ! Ce poète était remarquablement proche de la vie et des préoccupations des gens ordinaires. Non seulement il écrivait des poèmes sur des sujets tels que l’argent, la pauvreté, la flagornerie et la nourriture, mais il écrivait aussi dans un style simple et spontané, sans toutefois en compromettre la qualité poétique. Le vocabulaire de Nazir est rempli de mots très communs et modestes ou traditionnels, mais rarement utilisés par les poètes. Les noms des céréales alimentaires, des épices, des condiments, etc. sont traditionnellement considérés comme non-poétiques. Mais avec quelle dextérité et à-propos les utilise-t-il dans son chef-d’œuvre Banjaranama, ce qui est sans précédent dans la littérature mondiale !

Il est difficile d’énumérer tout ce qui est unique dans la poésie de Nazir. Prenez son autoportrait. Beaucoup de poètes se sont dépeints, mais Nazir brosse son propre portrait en quelques vers avec une brièveté, simplicité et humilité confondantes ! Cette humilité ne découle ni d’un sentiment d’infériorité, ni de cette fausse humilité dont Jésus avait prévenu le monde quand il disait : « Méfiez-vous de l’arrogance de l’humilité ! ». Cet autoportrait est la seule description authentique de Nazir. Il n’y a pas de peintures ni de photographies. Des artistes ont dessiné son portrait en utilisant ce poème comme source. Le poème possède la même économie de représentation que l’on associe à un bon tableau.

Habib Tanvir
Agra Bazar, 2004 edition

1 Fête des couleurs au printemps.
2 Les deux expressions signifiant « non seulement ».
3 Votre « call » (appel) est mis en attente.