Amrita Pritam
Poèmes choisis

Écoutez ce poème, récité par Gulzar.

Je te reverrai…
Amrita Pritam Traduction : Annie Heulin

Écoutez ce poème, récité par Gulzar.

Ô mon ami, mon étranger
Amrita Pritam Traduction : Jyoti Garin

Poème extrait de la revue (avril 2001).

Une ville
Amrita Pritam Traduction : Denis Matringe
Le grain semé par les étoiles
est revendu au marché noir ;
je secoue un sac de nuages,
le marché ce soir va fermer.
La lune est un veau affamé
qui tète des tétins taris.
Liée à un pieu la terre-mère
lèche la mangeoire du ciel.
À la porte de l’hôpital
combien de mots gisent malades,
tels vérité, justice, foi,
— toute la foule de valeurs.
Quelqu’un peut-être prescrira
un médicament salutaire,
mais il semble pour le moment
que le terme ait été atteint.
En cette ville il est des lieux
où vivent des sans-feu-ni-lieu.
Ils sont tout à fait démunis
et leur vie doucement s’en va.
La première nuit de vieillesse
est venue leur dire à l’oreille
qu’en cette ville leur jeunesse
éternelle a été volée.
La nuit a été froide, à l’aube on a trouvé
dans la rue un corps non identifié.
Le feu du bûcher brûle et personne ne pleure.
Un philosophe est mort, un poète, un mendiant.
Dans les bras d’un homme une fille
a crié, s’est mordue au sang :
Au poste de police on rit,
dans les cafés on se goberge ;
des camelots dans les rues passent
vendant un païsa les nouvelles
et mettant son corps en lambeaux.
Sous un gulamohar1 des gens
se rencontrent et rient et chantent.
Ils voudraient cacher qu’ils sont morts.
Chacun porte une pierre blanche,
chacun veille sur son cadavre.
On entend le bruit des machines.
La ville est une imprimerie
et chaque homme un mot isolé,
chaque prophète un typographe
qui veut les faire aller ensemble,
mais jamais ne naît une phrase.
Cette ville a pour nom Delhi,
mais ce pourrait en être une autre :
quelle importance un nom a-t-il ?
Dans les draps sales du présent
la nuit l’on rêve d’avenir,
ou bien l’on veille, on imagine,
avant de prendre un somnifère.
1 Ou flamboyant, [delonix regia]. C’est une espèce d’arbre de la famille des caesalpiniaceae selon la classification classique, ou des fabaceae selon la classification phylogénétique. Sa floraison rouge est spectaculaire. Originaire de Madagascar, on le rencontre maintenant dans toute la zone intertropicale comme arbre ornemental.

Poème extrait de la revue (avril 2001).

J’invoque aujourd’hui Varis Shah
Amrita Pritam Traduction : Denis Matringe
J’invoque aujourd’hui Varis Shah1 : « Parle, de n’importe où, de ta tombe,
et du livre de l’amour aujourd’hui tourne encore une page !
Une fille avait pleuré, une enfant du Panjab2, et tu écrivis une élégie.
Les filles sont aujourd’hui des milliers à pleurer, qui te disent, Varis Shah :
« Lève-toi, sympathisant des malheureux, lève-toi, regarde ton Panjab !
Le marais3 est aujourd’hui jonché de cadavres et pleine de sang la Chenab4.
Quelqu’un aux cinq rivières a mêlé du poison
et la terre a été arrosée de leur eau.
Du poison a germé dans chaque parcelle de cette terre fertile,
qui s’est un peu partout couverte de taches rouges et de calamités.
Un vent vénéneux alors a soufflé sur les forêts,
de chaque flûte en roseau il a fait un serpent5
et voici que les serpents ont hypnotisé les gens et mordu, mordu ;
en tout lieu le corps du Panjab a bleui.
Les chants ont rompu avec les gorges, les fils avec les fuseaux,
les compagnes avec les parties de filage6 ; les rouets se sont tus.
Luddan a fait couler le bateau-lit7,
la balançoire aujourd’hui a cassé les branches du pipal8.
Elle est perdue cette flûte où chantait le souffle de l’amour
et les frères de Ranjha ont tous oublié comment il en jouait.
Le sang s’est épanché sur le sol, il s’écoule des tombes.
Les princesses de l’amour pleurent dans les sanctuaires.
Tous aujourd’hui sont devenus des Kaido9, voleurs d’amour et de beauté.
Où trouver aujourd’hui un autre Varis Shah ? »
J’invoque aujourd’hui Varis Shah : « Parle, de n’importe où, de ta tombe,
et du livre de l’amour aujourd’hui tourne encore une page ! »
1 Auteur d’un des chefs-d’œuvre de la littérature panjabi classique (1767), un lai racontant les amours contrariées du couple panjabi légendaire Hir et Ranjha.
2 Hir, héroïne de la légende, empêchée d’épouser son Ranjha bien-aimé.
3 Lieu de pâturage où se retrouvaient secrètement Hir et Ranjha, devenu vacher du père de son aimée.
4 Affluent de l’Indus, qui sépare la région d’origine de Ranjha de celle de Hir.
5 Allusion à la flûte dont Ranjha joue à merveille.
6 Traditionnellement, femmes et jeunes filles des villages panjabis se réunissaient l’après-midi pour filer en des séances qui s’accompagnaient de chants typiques. Le poème de Varis Shah évoque cette coutume.
7 Allusion au bateau-lit de Hir sur la Chenab, conduit par Luddan, passeur pingre qui refuse tout d’abord d’embarquer Ranjha quand ce dernier veut traverser la rivière. Il finit par se laisser convaincre, et c’est sur ce bateau qu’a lieu la première rencontre entre Hir et Ranjha.
8 La balançoire est l’un des passe-temps favoris des filles panjabis. Dans le poème de Varis Shah, Hir, pour attendrir son père et lui faire engager Ranjha comme vacher, évoque celles qu’il lui fabriquait quand elle était petite.
9 Kaido est l’oncle fourbe et vicieux de Hir dont il révèle au conseil de caste l’amour pour Ranjha après avoir surpris les jeunes ensemble dans le marais où ils se retrouvent.