Sujatha Gidla
Ants among Elephants

Le récit, consacré essentiellement à l’oncle révolutionnaire de l’auteure, est structuré en :

La traduction française, due à Maryse Prat, est publiée aux Éditions Éditions .

Introduction Introduction
Sujata Gidla Traduction : Maryse Prat
My stories, my family’s stories, were not stories in India. They were just life. En Inde, mon histoire et celle de ma famille n’auraient pas donné lieu à un récit. Car elles étaient juste « la vie ».
When I left and made new friends in a new country, only then did the things that happened to my family, the things we had done, become stories. Stories worth telling, stories worth writing down. C’est seulement lorsque je suis partie et que je me suis fait d’autres amis, dans un nouveau pays, que ce qui est arrivé aux membres de ma famille — et ce qu’ils ont fait — se sont transformés en histoires dignes d’être racontées, dignes d’être écrites.
I was born in south India, in a town called Khazipet in the state of Andhra Pradesh. Je suis née dans le sud de l’Inde, à Khazipet, une ville de l’État d’Andhra Pradesh.
I was born into a lower-middle-class family. My parents were college lecturers. Je suis née dans une famille de classe moyenne populaire. Mes parents étaient professeurs d’université.
I was born an untouchable. Je suis née intouchable.
When people in this country ask me what it means to be an untouchable, I explain that caste is like racism against blacks here. But then they ask, “How does anyone know what your caste is?” They know caste isn’t visible, like skin color. Ici, aux États-Unis, lorsque les gens me demandent ce qu’être intouchable signifie, je leur explique que la discrimination basée sur les castes est l’équivalent du racisme envers les Noirs. « Mais comment sait-on de quelle caste vous êtes ? » s’étonnent-ils alors. Pour eux, la caste, contrairement à la couleur de la peau, n’est pas visible.
I explain it like this. In Indian villages and towns, everyone knows everyone else. Each caste has its own special role and its own place to live. The brahmins (who perform priestly functions), the potters, the blacksmiths, the carpenters, the washer people, and so on — they each have their own separate place to live within the village. The untouchables, whose special role — whose hereditary duty — is to labor in the fields of others or to do other work that Hindu society considers filthy, are not allowed to live in the village at all. They must live outside the boundaries of the village proper. They are not allowed to enter temples. Not allowed to come near sources of drinking water used by other castes. Not allowed to eat sitting next to a caste Hindu or to use the same utensils. There are thousands of other such restrictions and indignities that vary from place to place. Every day in an Indian newspaper you can read of an untouchable beaten or killed for wearing sandals, for riding a bicycle. Je l’explique ainsi : dans les villes et les villages indiens, tout le monde se connaît. Chaque caste a son rôle et vit à sa place spécifique. Les brahmanes qui assurent les fonctions sacerdotales, les potiers, les forgerons, les menuisiers, ceux qui lavent le linge, et ainsi de suite — à chacun est assigné un endroit particulier pour vivre à l’intérieur du village. Les intouchables, dont le rôle — ou plutôt la fonction héréditaire — est de travailler dans les champs appartenant aux autres ou d’exécuter les tâches que la société hindoue considère comme répugnantes, ne sont pas autorisés à vivre dans le village. Ils doivent rester en dehors. Ils ne sont pas admis dans les temples et ne doivent pas s’approcher des sources d’eau potable utilisées par les membres des autres castes. Ils n’ont pas le droit de manger à côté d’un hindou de caste supérieure ni d’utiliser les mêmes ustensiles de cuisine. Il existe des milliers d’autres restrictions et indignités de cet ordre, variant suivant les lieux. Chaque jour, dans les journaux, on peut lire qu’un intouchable a été battu ou tué pour avoir porté des sandales, ou bien fait du vélo.
In your own town or village, everyone already knows your caste; there is no escaping it. But how do people know your caste when you go elsewhere, to a place where no one knows you? There they will ask you, “What caste are you?” You cannot avoid this question. And you cannot refuse to answer. By tradition, everyone has the right to know. Dans nos villes ou villages, tout le monde connaît notre caste, il est impossible d’y échapper. Mais comment sait-on de quelle caste vous êtes lorsque vous allez là où personne ne vous connaît ? Eh bien, là-bas, on vous demandera « De quelle caste êtes-vous ? ». Vous ne pourrez pas éviter cette question : par tradition, tout le monde a le droit de savoir.
If you are educated like me, if you don’t seem like a typical untouchable, then you have a choice. You can tell the truth and be ostracized, ridiculed, harassed — even driven to suicide, as happens regularly in universities. Si, comme moi, vous êtes éduqué, si vous n’avez pas l’apparence typique d’un intouchable, vous avez le choix. Vous pouvez dire la vérité et être mis au ban de la société, ridiculisé, harcelé, et même poussé au suicide comme cela arrive fréquemment dans les universités.
Or you can lie. If they don’t believe you, they will try to find out your true caste some other way. They may ask you certain questions: “Did your brother ride a horse at his wedding? Did his wife wear a red sari or a white sari? How does she wear her sari? Do you eat beef? Who is your family deity?” They may even seek the opinion of someone from your region. Ou bien vous pouvez mentir. Et si l’on ne vous croit pas, on cherchera à savoir quelle est votre vraie caste par d’autres moyens. On pourra vous poser certaines questions : « Pour son mariage, votre frère est-il monté sur un cheval ? Sa femme avait-elle un sari rouge ou un sari blanc ? Comment porte-t-elle son sari ? Mangez-vous du bœuf ? Quelle est la déité de votre famille ? » On pourra même chercher à avoir l’avis de quelqu’un qui vient de la même région que vous.
If you get them to believe your lie, then of course you cannot tell them your stories, your family’s stories. You cannot tell them about your life. It would reveal your caste. Because your life is your caste, your caste is your life. Si vous arrivez à leur faire croire à votre mensonge, vous ne pourrez bien sûr pas leur raconter votre histoire, ni celle de votre famille. Vous ne pourrez rien dire de votre vie, au risque de révéler votre origine. Car votre caste est votre vie, et inversement.
Whether they know the truth or not, your untouchable life is never something you can talk about. Néanmoins, que les autres sachent la vérité ou pas, jamais vous ne pourrez parler de votre vie d’intouchable.
It was like this for me in Punjab, in Delhi, in Bombay, in Bangalore, in Madras, in Warangal, in Kanpur, in Calcutta. Ce fut le cas pour moi au Punjab, à Delhi, à Bombay, à Bangalore, à Madras, à Warangal, à Kampur et à Calcutta.
At twenty-six, I came to America, where people know only skin color, not birth status. Some here love Indians and some hate them, but their feelings are not affected by caste. One time in a bar in Atlanta I told a guy I was untouchable, and he said, “Oh, but you’re so touchable.” À l’âge de vingt-six ans, je suis venue aux États-Unis, où les gens ne connaissent pas le statut de naissance, seulement la couleur de la peau. Ici, certains aiment les Indiens, et d’autres les détestent, mais leurs sentiments ne sont pas influencés par la caste. Un jour, dans un bar à Atlanta, j’ai dit à un garçon que j’étais intouchable, ce à quoi il a rétorqué : « Oh, mais pourtant tu es tellement touchable ! »
Only in talking to some friends I met here did I realize that my stories, my family’s stories, are not stories of shame. Ce n’est qu’en parlant avec des amis rencontrés ici que j’ai réalisé que mes histoires et celles de ma famille n’étaient pas des histoires honteuses.


No one informed me that I was untouchable. It is not the kind of thing that your mother would need to tell you. What I was told was that we were Christians. Personne ne m’a dit que j’étais intouchable. Ce n’est pas le genre de choses que votre mère a besoin de vous dire. Ce qu’on m’a dit, en revanche, c’est que nous étions chrétiens.
Christians, untouchables — it came to the same thing. All Christians in India were untouchable, as far as I knew (though only a small minority of all untouchables are Christian). Chrétiens, intouchables — cela revenait au même. À ma connaissance, en Inde, tous les chrétiens étaient intouchables, bien que seule une petite minorité d’intouchables fût chrétienne.
I knew no Christian who did not turn servile in the presence of a Hindu. En outre, je ne connaissais aucun chrétien qui ne devienne servile en présence d’un hindou.
I knew no Hindu who did not look right through a Christian man standing in front of him as if he did not exist. Je ne connaissais aucun hindou qui ne fasse semblant de ne pas voir un chrétien en face de lui.
I accepted this. No questions asked. J’acceptais cet état de fait. Je ne posais pas de questions.
I saw the grown-ups in my family scrambling to their feet, straightening their clothes, and wringing their hands when a certain bowlegged, cross-eyed, drooly-mouthed Hindu man passed in front of us. J’ai vu les adultes de ma famille se lever en sursaut, ajuster leurs habits et se tordre les mains lorsqu’un certain Hindou aux jambes arquées, baveux et atteint de strabisme, passait devant nous.
I saw our Hindu neighbors passing us by without even registering our presence. J’ai vu nos voisins hindous passer à côté de nous sans remarquer notre présence.
Accepted. No questions asked. J’acceptais tout cela. Je ne posais aucune question.
I knew the cross-eyed, drooly-mouthed man was fucking my aunts (both of them), making children with them, but not marrying them because they were Christians. Je savais que l’homme baveux qui louchait couchait avec mes tantes (toutes les deux), leur faisait des enfants, mais ne les épousait pas parce qu’elles étaient chrétiennes.
I knew a Christian boy who was pushed in front of a train for falling in love with an upper caste girl. J’ai connu un garçon chrétien qui a été poussé sous un train pour être tombé amoureux d’une fille de caste supérieure.
Christians are lowly. Hindus are superior. Les chrétiens sont inférieurs, les hindous sont supérieurs.
Christians are weak. Hindus are powerful. Les chrétiens sont faibles, les hindous sont puissants.
I understood. I accepted. That was the natural way of things. Je comprenais et j’acceptais cet état de fait. C’était l’ordre naturel des choses.
The questions started when I was fifteen and someone took me and my sister to see a movie. Then they came in a flood that would not stop for years. In a way, they still haven’t. Les questions sont apparues lorsque j’avais quinze ans et que quelqu’un nous a emmenées, ma sœur et moi, voir un film. Un flot de questions a alors déferlé, ininterrompu, durant des années. En un sens, il continue.
In the movie a rich girl falls in love with a poor boy. The girl’s powerful family intimidates the poor boy’s family into forcing him to stop seeing her. The girl, not knowing what her family has done, goes searching for the boy. When she can’t find him, she gives up and agrees to marry a nice, well-educated, wealthy man. Dans ce film, une fille riche tombe amoureuse d’un garçon pauvre. Par des manœuvres d’intimidation, la puissante famille de la fille force celle du garçon à lui interdire de la voir. La fille, ne sachant pas ce que sa famille a fait, part à la recherche du garçon mais ne le retrouve jamais. Alors, elle renonce et accepte de se marier avec un homme riche, gentil et éduqué.
No surprises here for an Indian moviegoer. The shock came at the wedding scene. The heroine wears a white gown. Not a sari like a Hindu bride. A white, Western-style gown with a veil, like they wear at Christian weddings. Aucune surprise jusque-là, pour un amateur de cinéma indien. Pour moi, le choc est survenu lors de la scène du mariage : l’héroïne portait une grande robe blanche. Pas un sari comme les mariées hindoues, mais une robe de style occidental, avec une voilette, comme celles qu’on voyait dans les mariages chrétiens.
My blood froze. My brain went numb. I couldn’t breathe. Mon sang s’est glacé. Mon cerveau s’est engourdi et je n’ai plus pu respirer.
The rich girl was Christian! And I recalled that in the scene where the poor boy’s family was threatened, his father had on his chest the crossthread worn by all brahmin men. La fille riche était chrétienne ! De plus, je me suis souvenue que dans la scène où la famille du garçon était menacée, le père de ce dernier portait le cordon des brahmanes en travers de sa poitrine.
This movie, in sheer defiance of the laws of nature, portrayed Christians as rich and powerful and — most amazing of all — scornful of brahmins, the highest caste of all. Le film, au mépris des lois de la nature, dépeignait des chrétiens riches et puissants et — le plus étonnant — méprisant les brahmanes, la caste la plus élevée.
It is simply not possible to convey what this meant to a fifteen-year-old untouchable Christian girl. C’est tout simplement impossible de décrire ce que cela signifiait pour une jeune fille de quinze ans, chrétienne et intouchable.
Were there really Christians like this? Why had I never seen them? Existait-il réellement des chrétiens de ce genre ?
Why had no one ever mentioned this before? Pourquoi ne les avais-je jamais vus ?
My questions found no outlet. It was too shameful to bring up the subject of our inferior status, even among my own folk. I never thought to ask anyone. I wouldn’t have known how to put the words together. Pourquoi personne n’avait jamais mentionné cela ? Mes questions ne trouvaient pas d’exutoire. Même parmi mes proches, le sujet de notre statut était trop honteux pour être abordé. Je n’ai jamais pensé non plus à questionner qui que ce soit, car je n’aurais pas su comment exprimer ce que je ressentais.
Four years later, at nineteen, I left home to enroll in a postgraduate program at the Regional Engineering College (REC) in Warangal. There were only fifteen RECs in the whole country. Students from other states and even other countries went there to study. That was the first time in my life I saw people from outside my home state of Andhra. Quatre ans plus tard, à dix-neuf ans, je me suis inscrite dans un cours de troisième cycle au Regional Engineering College, le REC, l’école d’ingénieurs de Warangal, et j’ai quitté ma famille. Il n’y avait que quinze écoles d’ingénieurs dans toute l’Inde, et des élèves d’autres États et même d’autres pays venaient là pour poursuivre leurs études. C’était la première fois de ma vie que je rencontrais des personnes extérieures à l’État dans lequel je suis née, l’Andhra Pradesh.
Being a small-town girl, I was afraid of betraying my curiosity about all the strange and modern things I saw at the college. I saw girls with short hair. I saw girls in sleeveless blouses. I even saw some girls wearing pants. Some wore lipstick and tweezed their eyebrows. I saw girls secretly smoking. I learned the concept of boyfriend-girlfriend. And of course all of these girls could speak English. Comme je venais d’une petite ville, j’avais peur de laisser paraître ma curiosité face à toutes ces choses modernes et étranges que je voyais à l’école : des filles aux cheveux courts, ou portant des chemisiers sans manches. J’en ai même vu certaines qui portaient des pantalons, d’autres qui mettaient du rouge à lèvres et épilaient leurs sourcils. J’ai vu des filles qui fumaient en cachette et j’ai compris la notion de petit ami. Bien entendu, toutes ces filles parlaient anglais.
It was here that I first saw in real life what I had seen in that movie: Christians who looked down on even high-caste Hindus. C’est là que j’ai vu dans la réalité ce que le film m’avait montré : des chrétiens qui méprisaient même les hindous de haute caste.
But what could I ask them? I was ashamed to bring up the subject. I finished my program without ever finding out what the difference was between them and me. Mais que pouvais-je bien leur demander ? J’avais honte d’aborder ce sujet et j’ai fini l’année sans jamais découvrir quelle différence il y avait entre eux et moi.
After Regional Engineering College I went to yet another citadel of engineering education. I went to Madras to attend the Indian Institute of Technology. IITs are the most elite, most cosmopolitan technical institutions in India, the Indian equivalents of MIT and Caltech. I was a research associate in the department of applied physics working on a project funded by the Indian Space Research Organisation. Après le Regional Engineering College, je me suis inscrite dans une autre prestigieuse école d’ingénieurs : je suis partie à Madras, à l’Indian Institute of Technology, l’IIT. Les IIT sont les instituts techniques les plus prestigieux et les plus cosmopolites de l’Inde, l’équivalent des MIT ou Caltech. J’étais associée de recherche dans le service de physique appliquée qui travaillait sur un projet financé par l’Indian Space Research Organisation, l’organisation indienne de recherche spatiale.
In the ladies’ hostel, my eyes were dazzled by the sight of the other girls. They were all so beautiful, rich, happy, charming, high-class. I felt as if I were surrounded by movie heroines, but with brains. And in the hostel I saw many more of those elusive superior Christians. Dans le foyer où logeaient les étudiantes, la vue des autres filles m’éblouissait. Elles étaient belles, riches, heureuses, charmantes, et avaient un niveau de vie élevé. J’avais l’impression d’être entourée d’héroïnes de films dotées, néanmoins, d’un cerveau. J’ai également pu observer la condescendance de nombre de ces insaisissables chrétiennes.
One thing I noticed quickly: they all came from the southern state of Kerala. That movie I had seen, I found out later, had been made in Malayalam, the language spoken in Kerala, and dubbed into my own native language of Telugu. Très vite, j’ai remarqué une chose : elles venaient toutes de l’État du Kerala. Ce film que j’avais vu, je l’ai appris plus tard, avait été tourné en malayalam, la langue parlée au Kerala, puis doublé en telugu, ma langue maternelle.
These Kerala Christian girls lived in the same wing of the hostel as me. Ces jeunes chrétiennes du Kerala vivaient dans la même aile de bâtiment que moi.
Jessie’s beauty was otherworldly. She was always flanked by two brahmin girls, her loyal sidekicks. La beauté de Jessie, par exemple, semblait venir d’un autre monde. Elle était toujours accompagnée de ses fidèles acolytes, deux filles brahmanes.
Supriya Abraham, when she descended to the ground floor to go to the mess, was like a star from the sky deigning to visit the earth. Lorsque Supriya Abraham descendait au rez-de-chaussée pour aller à la cantine, on aurait dit une étoile qui daignait rendre visite à la terre.
The brahmin boys who fawned over these Christian girls would look at me in disgust. In my town, Christian girls were called crows, pigs, scavengers. One boy in my neighborhood used to call me and my sister “shit lilies.” Les garçons brahmanes qui flagornaient ces jeunes filles me regardaient avec dédain. Dans ma ville, les filles chrétiennes étaient traitées de corneilles, de truies, de charognardes. Par exemple, un garçon de mon voisinage nous surnommait, ma sœur et moi, « lys de merde ».
I wanted to make friends with these Keralites. Wasn’t I a Christian like them? But they shunned me just as any Hindu would. I was deeply hurt, more deeply than when it happened with the Hindus. J’aurais voulu être amie avec ces filles du Kerala. N’étais-je pas chrétienne comme elles ? Mais elles m’évitaient tout autant que les autres. Cela me blessait profondément, plus profondément que lorsqu’il s’agissait des hindous.
But I was determined to find out why I was different. Jessie was kind, one of the only girls who would talk to me. Her room and my room were on the same floor. I tagged along with her to church even though by then I already didn’t give a damn about God. J’étais déterminée à comprendre pourquoi j’étais différente. Or, il se trouvait que Jessie, elle, était gentille. C’était l’une des rares qui me parlaient. Sa chambre et la mienne se trouvaient au même étage. Lorsqu’elle allait à l’église, j’y allais également, même si, à cette époque-là, je me fichais déjà éperdument de Dieu.
I asked to see photos of Jessie’s family. They were obviously wealthy. I started probing, asking questions. Jessie explained, “We are brahmins.” She told me her family came from a brahmin caste in Kerala called Nambudiris. Nambudiris are so high in rank that they look down on all other brahmins. J’ai demandé à voir des photos de sa famille. De toute évidence, ils étaient riches. Je me suis mise à enquêter, à poser des questions. Jessie me dit : « Nous sommes brahmanes. » Elle m’expliqua que sa famille venait d’une caste de brahmanes appelés Nambudiris. Les Nambudiris ont un rang si élevé qu’ils méprisent même les autres brahmanes.
“Why did you become Christian?” —  Pourquoi êtes-vous devenus chrétiens ?
She explained that among the Nambudiris, in ancient times, the eldest son inherited all the property, and only he was allowed to marry. The rest of the sons inherited nothing and had to find lower-caste mistresses or remain celibate. Elle me raconta qu’autrefois, chez les Nambudiris, le fils aîné héritait de toute la propriété et était le seul qui était autorisé à se marier. Les autres fils ne recevaient rien et devaient trouver des maîtresses de caste inférieure ou bien rester célibataires.
When Jesus’ disciple Thomas traveled to Kerala, some disgruntled younger Nambudiri sons left Hinduism altogether and were baptized by Thomas. Lorsque Thomas, l’un des disciples de Jésus, est arrivé au Kerala, certains de ces jeunes hommes, mécontents, ont quitté l’hindouisme et ont été baptisés.
“So we are brahmin Christians,” Jessie told me. —  C’est ainsi que nous sommes à la fois brahmanes et chrétiens, conclut Jessie.
But I refused to believe her. Is that all it took? Some Christians decide to claim brahmin heritage and everyone believes it? It was too far-fetched. When I came to America, I met more Kerala Christians. By this time Toutefois, je refusais de la croire. Était-ce si simple ? Des chrétiens décident de revendiquer un héritage brahmane et tout le monde les croit… Tout cela était vraiment tiré par les cheveux.
I was brazen. Every time I met one, my first question would be “How come you have high social status whereas we don’t?” They all told me the same story: they were brahmins converted by Saint Thomas. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j’ai rencontré d’autres chrétiens du Kerala. J’étais alors plus audacieuse. Chaque fois que je croisais l’un d’eux, ma première question était : « Comment cela se fait-il que vous ayez un statut élevé, contrairement à nous ? » Tous me racontaient la même histoire : ils étaient brahmanes, convertis par Saint-Thomas.
“When?” —  Quand ?
“Fifty-two A.D.” —  En l’an cinquante-cinq après Jésus-Christ.
So what is the relation between religion and caste? Between caste and social status? Between social status and wealth? Between wealth and caste? I thought about these things incessantly. Mais alors, quel était le rapport entre religion et caste ? Entre caste et statut social ? Entre statut social et richesse ? Entre richesse et caste ? Ces questions me taraudaient sans répit.
I decided to find out how my family became Christians. I called my mother. That was when she began to tell me the story of our ancestors. J’ai décidé de découvrir comment ma propre famille était devenue chrétienne et j’ai appelé ma mère. C’est à partir de là qu’elle a commencé à me raconter l’histoire de nos ancêtres.


My mother and her eldest brother have facility with language, insight into people and social conditions. He became a famous poet (under the pen name Shivasagar), while she could never get herself organized to sit down and write. Both have the ability to captivate. And both had much to tell about the things they had seen and participated in. When I came along wanting to know more, they were overjoyed. Ma mère et son frère aîné ont tous les deux des facilités à parler, et une bonne compréhension des gens et des situations sociales. Lui est devenu un poète reconnu, sous le pseudonyme de Shivasagar, alors qu’elle n’a jamais réussi à s’organiser pour écrire. Tous les deux étaient captivants et avaient tant de choses à dire à propos de ce qu’ils avaient vécu et des événements auxquels ils avaient participé ! Leur joie fut grande quand je suis arrivée, avide d’en savoir plus.
Growing up, I had heard my mother reminiscing about her beloved eldest brother, who had disappeared years ago and gone underground. Pendant mon enfance, j’avais parfois entendu ma mère parler de son frère aîné chéri qui avait disparu des années auparavant et était passé dans la clandestinité.
My uncle K. G. Satyamurthy, who was known as SM, was a principal founder in the early seventies of a Maoist guerrilla group recently declared by the government to be the single greatest threat to India’s security. Mon oncle, K.G. Satyamurthy, connu sous le nom de SM, était l’un des principaux fondateurs d’un groupe de guérilla maoïste, créé dans les années soixante-dix, que le gouvernement désigna rapidement comme la principale menace pour la sécurité intérieure de l’Inde.
When I was eight years old my mother took me and my brother and sister to a movie about a young man who had organized a rebellion against the British to stop them from encroaching on the forests and displacing the poor tribals (those living in primitive tribes in the vast forests of the country, as more than 8 percent of the people in India still do today). On the way my mother told me, “It is a movie about a man much like your uncle.” Lorsque j’avais huit ans, ma mère nous avait emmenés, mon frère, ma sœur et moi, voir un film sur la vie d’un jeune homme qui avait organisé une rébellion contre les Anglais pour les empêcher d’empiéter sur les forêts et de déplacer les membres des tribus primitives qui vivaient dans les vastes forêts du pays, et qui représentent encore de nos jours plus de huit pour cent des habitants de l’Inde. En chemin, ma mère avait dit : « Ce film parle d’un homme qui ressemble beaucoup à votre oncle. »
Another time she took us to a movie featuring a song that took its lyrics from one of my uncle’s poems. Une autre fois, elle nous a emmenés voir un film dans lequel un des poèmes de mon oncle avait été mis en musique.
As I grew older, I kept asking to hear more about this mysterious man. And my mother would tell me stories about his cleverness, his charm, his beauty, his ardor, and his cunning. En grandissant, je ne cessais d’essayer d’en savoir plus sur cet homme mystérieux, et ma mère me racontait des histoires qui illustraient son intelligence, son charme, sa beauté, son ardeur et sa ruse.
When I first started looking into the story of my ancestors, I knew I had to get in touch with SM. He was still in hiding but was now at least reachable. Being older than my mother and more in touch with earlier generations, he knew even more about their history. He told me much more than I could fit into this book, fascinating stories that I hope to present someday. And naturally he had his own story to tell. Quand j’ai commencé à me pencher sur la vie de mes ancêtres, je savais qu’il fallait que je prenne contact avec SM. Il vivait toujours caché, mais au moins, à cette époque-là, on pouvait le joindre. Plus âgé que ma mère et plus proche des générations antérieures, il connaissait encore mieux leur histoire. Ce qu’il m’a raconté dépassait en volume ce que je pouvais insérer dans ce livre ; j’espère pouvoir publier un jour ces histoires fascinantes. Il avait aussi, bien entendu, ses propres aventures à relater.
By the time I contacted SM, he was a fallen angel. He liked the idea of someone’s writing about his glorious bygone years. Au moment où j’ai pris contact avec lui, SM était une idole déchue. Le fait que quelqu’un écrive un livre sur son passé glorieux l’a donc d’autant plus touché.
The stories he told were full of detail and colorful expressions in our native language. I did not want to lose anything, so I bought a little tape recorder that I could connect to a phone line. Ses récits étaient très détaillés et hauts en couleur, parsemés d’expressions propres à notre langue natale. Comme je ne voulais pas en perdre une miette, j’ai acheté un petit magnétophone que je pouvais connecter à une ligne téléphonique.
SM loved telling me these stories. But more than anything else, SM longed to lead the masses in another struggle. Every time some young admirers would come to him saying, “Sir, we want to start a new party. Would you be the leader?” he would run off with them to a jungle somewhere, inaccessible by phone. This happened three, four times. It was frustrating to track him down. Each time it would take weeks or months before I could get back in touch and persuade him to give me some time on the phone. SM adorait me raconter ces histoires, mais plus que tout, il rêvait de s’engager de nouveau dans une autre lutte et de conduire les foules. Chaque fois que des jeunes admirateurs venaient lui dire : « Nous voulons créer un nouveau parti, voudriez-vous en être le leader ? », il partait en courant avec eux quelque part dans la jungle, hors de portée du téléphone. Cela s’est produit trois ou quatre fois et c’était très énervant de devoir passer beaucoup de temps à retrouver sa trace. Il me fallait à chaque fois des semaines ou des mois pour arriver à reprendre contact avec lui et le persuader de m’accorder un moment.
So I asked him if he would promise to spend time with me if I came to see him in person. He agreed. C’est alors que je lui ai demandé s’il pouvait me promettre de passer quelque temps avec moi si je venais le voir en personne. Il accepta ma requête.
I flew to India along with my closest friend, equipped with my recorder and microphone, a hundred blank tape cassettes, and a stack of notebooks. Traveling with my mother, we took a train to Vizag, a city in Andhra, where we met SM and the young man who was acting as his assistant. Ever since SM turned twenty, he had never been able to live without a personal aide to carry his things, clip his nails, and so on. He didn’t even know how to shave himself. Avec mon meilleur ami, j’ai pris un avion pour l’Inde, équipée d’un magnétophone, d’un micro, d’une centaine de cassettes vierges et d’une pile de carnets. Avec ma mère, nous avons pris un train pour Vizag, une ville de l’Andhra Pradesh où nous avons rencontré SM et le jeune homme qui lui servait d’assistant. Depuis ses vingt ans, en effet, SM n’avait jamais pu vivre sans l’aide de quelqu’un pour porter ses affaires, couper ses ongles, etc. Il ne savait même pas se raser.
There he was, waiting for us, small and frail with copper skin, silver curls on his head, high cheekbones, and big hooded eyes. His arms and legs were sticklike and his belly rounded, like a famine victim’s, as my mother had always described him. Et il était là qui nous attendait, petit homme frêle à la peau cuivrée, avec ses boucles argentées, ses pommettes hautes et ses grands yeux aux paupières tombantes. Ses membres ressemblaient à des allumettes et son ventre, gonflé comme celui de quelqu’un qui souffre de famine, était conforme à la description que ma mère en avait toujours faite.
We booked adjacent rooms at a hotel. Each morning for three weeks my friend and I woke up, washed, changed, had breakfast, and carried our equipment over to SM’s suite. Nous avons réservé deux chambres mitoyennes dans un hôtel, et pendant trois semaines, chaque matin au réveil, après avoir fait notre toilette et pris notre petit-déjeuner, mon ami et moi transbahutions notre équipement dans la suite de SM.
He would be ready and waiting for us, lying in bed dressed in a neatly pressed shirt and pants. His assistant sat by the bed with a pen in his hand. I would clip the mic to SM’s shirt collar and he would begin. It was serious, dead serious, like Lenin dictating the party program to his comrades. Il était prêt et nous attendait, allongé sur son lit, avec une chemise et un pantalon bien repassés. Son assistant était assis près du lit, un stylo à la main. Je pinçais le micro sur la chemise de SM et il se mettait à parler. Tout cela était sérieux, terriblement sérieux : on aurait dit Lénine dictant à ses camarades le programme de son parti.
He had arrived with his assistant carrying all the books and documents SM needed as supporting material. If he was telling me such and such a thing happened under British rule, he had a book to prove it. If I ever asked him something he wasn’t sure of or lacked evidence to back up, he would ask the young man to make a note. Sometimes my mother would jump in and say something. Il était venu avec tous les livres et les documents dont il avait besoin. S’il disait que telle ou telle chose s’était produite sous la domination britannique, il en apportait la preuve avec un livre. Si je l’interrogeais sur une chose dont il n’était pas sûr ou pour laquelle il n’avait pas de preuves suffisantes, il demandait à son assistant de rédiger une note. Parfois, ma mère intervenait.
He talked for four or five hours at a stretch. Just to keep track of what he was saying, jot notes, and ask for clarifications was exhausting. It must have been five times more strenuous for him. Il parlait pendant quatre ou cinq heures d’affilée. Le simple fait de suivre ce qu’il était en train de dire, de griffonner quelques notes et de demander des clarifications était épuisant. Pour lui, l’effort devait être cinq fois plus grand.
At the end of the three weeks he gave me a surprise parting gift. It happened that SM was working on his autobiography. He gave me copies of all the written material, telling me, “Use it freely.” À la fin des trois semaines, il me fit une surprise. Il se trouvait qu’il travaillait sur sa biographie et il me fit cadeau de tous ses textes en me disant : « Utilise-les à ta guise. »
I came home with a suitcase full of papers and books, a list of more books to look up, and all the tapes and notes. Je suis rentrée chez moi avec une valise bourrée de papiers et de livres, une liste d’ouvrages supplémentaires à consulter et tous les enregistrements et notes.
There was so much material. I jumped in headlong. But as I worked, I always needed more details. Get SM on the phone. Again the same problem: he was off somewhere trying to start a new party. Il y avait tellement de documents que j’ai plongé tête la première dans ce travail. Mais au fur et à mesure que j’avançais, j’avais besoin de toujours plus de détails. De nouveau, il fallait appeler SM, et de nouveau le même problème se présentait : il était quelque part en train d’essayer de fonder un nouveau parti.
On a second trip I visited all the places where my family’s story had taken place. I spoke to people my subjects had known, including some relatives living in remote villages I had never before seen. They were all excited to take part. One man even showed me a small book he had written about his village. I used material from these interviews as well, and the people I met corroborated the stories that my mother and uncle had told me. Lors du deuxième voyage, j’ai visité tous les endroits où ma famille avait vécu. J’ai parlé à des personnes que les membres de ma famille avaient connues, y compris des parents vivant dans des villages reculés que je n’avais jamais vus. Tous s’enthousiasmaient de prendre part à cette entreprise. Un homme me montra même un petit livre qu’il avait écrit sur son village. J’ai utilisé le matériel fourni par ces interviews et les gens que j’ai rencontrés ont corroboré les histoires racontées par ma mère et mon oncle.
Of all the people I spoke to, only my mother understood the kind of book I was writing. She knew what I needed to hear about and would tell me anything I wanted to know. De tous ceux à qui j’ai parlé, seule ma mère comprenait quel genre de livre j’étais en train d’écrire. Elle pressentait ce que j’avais besoin de connaître et me disait tout ce que je voulais savoir.
SM, when asked about himself, would only talk about his political life, his life in the movement. I would try asking what it was like for him when his first child was born. He did not care to answer. When I asked how it felt to be separated from his children when he went underground, he told me he did not remember. That may have been true. He was like that. The movement was his life. Si on l’interrogeait sur lui-même, SM parlait seulement de sa vie politique au sein du mouvement. J’ai essayé de savoir ce qu’il avait ressenti lorsque son premier enfant était né, mais il ne daigna pas répondre. Quand je lui ai demandé comment il avait vécu le fait d’être séparé de ses enfants au moment où il avait dû partir se cacher, il répondit qu’il ne se souvenait pas. C’était peut-être vrai : il était ainsi, le mouvement était toute sa vie.
The most frustrating person to interview turned out to be my mother’s other brother, Carey. Carey was director of physical education at Kakatiya Medical College in Warangal, in northwest Andhra. When I went to Warangal to speak to him, I found him full drunk. He was slurring his words so badly I could not understand a thing. And his niece was grinding lentils in the next room, and a few feet away the maid was slapping wet clothes on a stone slab. In the hot afternoon air the noise of the grinding and the washing was maddening. Unlike my mother and SM, these people had no idea of the value of what I was trying to do. I consoled myself with the thought that I could play the tapes back at slow speed and try to figure out what Carey was telling me. L’interview la plus frustrante s’avéra être celle de l’autre frère de ma mère, Carey. Celui-ci était responsable régional de l’éducation physique au Kakatiya Medical College de Warangal, au nord-ouest de l’Andhra Pradesh. J’y suis allée pour le rencontrer et je l’ai trouvé complètement ivre. Il bredouillait tellement qu’il m’a été impossible de comprendre quoi que ce soit. De plus, sa nièce broyait des lentilles dans la pièce adjacente et à quelques pas de là, une servante battait le linge sur une dalle en pierre. Dans la chaleur moite de cet après-midi-là, les bruits du pilon et de la lessive étaient exaspérants. Contrairement à ma mère et à SM, ces gens-là ne voyaient absolument pas l’utilité de ce que j’essayais de faire. Je me suis consolée en me disant que je pourrais écouter les enregistrements à vitesse lente et essayer de comprendre ce que Carey disait.
Back in New York, I listened to my tapes and could not make out a single word. I wanted to strangle Carey with both my hands. Mais de retour à New-York, je n’ai pas pu saisir un seul mot. J’aurais étranglé mon oncle.
He agreed to talk to me on the phone, but he was too self-conscious and always too drunk to be of any use. Carey was in some ways the most fascinating of the three siblings. He never knew what fear felt like. He was utterly immune to corruption. But sadly he was the least articulate. Il accepta néanmoins de me parler au téléphone, mais il était trop timide et trop saoul pour être d’une quelconque utilité. D’une certaine manière, Carey était le plus fascinant des trois. Il ne connaissait pas la peur et il était tout à fait incorruptible. Malheureusement, il était aussi le moins éloquent.
And many things he was unwilling to discuss. When I tried to ask about his famous sexual conquests, he would scold me: “Why are you doing this? Why are you writing this book? Why are you dredging up this ugly stuff?” I tried to tell him that in America sexuality is not something to be ashamed of. He couldn’t believe it. En outre, il refusait de parler de certains sujets. Lorsque je l’interrogeais sur ses fameuses conquêtes sexuelles, il me grondait : « Pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi écris-tu ce livre ? Pourquoi vas-tu exhumer ces vilains trucs ? » J’ai tenté de lui expliquer qu’aux États-Unis, la sexualité n’était pas une chose honteuse, mais il refusait de me croire.
I know it wasn’t easy for him to look back on many things. He would say, “Abba! What degrading poverty it was.” And he was bitter. Many times he criticized my mother and SM. He felt he was the only one who had lived up to the ideals of their youth. Je sais qu’il ne lui a pas été facile de repenser à certaines choses. Il s’exclamait : « Abba ! Que la pauvreté était dégradante ! ». Il était amer, et à de nombreuses reprises, il émit des critiques vis à vis de SM et de ma mère. Il pensait qu’il était le seul des trois à avoir eu une vie à la hauteur de leurs idéaux de jeunesse.
I came up with an idea. I should try catching him early in the morning before he got too drunk. Because of the time difference, this meant I had to stay up late and go to work in the morning with little sleep. J’ai alors trouvé un stratagème : j’allais essayer de l’attraper tôt le matin, avant qu’il ne soit trop éméché. À cause du décalage horaire, cela impliquait que je reste éveillée jusque tard et que j’aille au travail après avoir très peu dormi.
But before I could get anywhere with him, Carey died. He may have been killed. No one in his family would tell my mother anything, probably because they didn’t want to have to deal with an investigation. Compiling the material for this book has been a race against death. The people I needed to speak to were old, many of them also impoverished and in poor health. Getting everything I needed from them before it was too late became an obsession of mine. Nancharayya, David John, Rani, Graceamma, Manikya Rao, Lilly Flora, Carey — they all died before I had a chance to finish talking to them. Every time my mother would tell me the latest news, I was inconsolable. Mais Carey est décédé avant que je n’arrive à quoi que ce soit de concret. Il a peut-être été assassiné. Personne de sa famille n’a voulu dire quoi que ce soit à ma mère, peut-être pour éviter une enquête. En fait, la compilation des documents destinés à ce livre m’a entraînée dans une course contre la mort. Les personnes auxquelles je devais parler étaient âgées, et la plupart appauvries et en mauvaise santé. Obtenir ces informations avant qu’il ne soit trop tard devint une obsession. Nancharayya, David John, Rani, Graceamma, Manikya Rao, Lilly Flora, Carey — tous sont morts avant que j’aie pu terminer mes entretiens avec eux. Chaque fois que ma mère m’annonçait une nouvelle disparition, j’étais inconsolable.
My mother thinks I’ve developed an attachment to the people I am writing about. She thinks I am grieving their loss. But what I am really grieving is the material that is lost forever. Ma mère pense que je me suis attachée aux personnes dont je parle dans le livre. Elle croit que c’est leur perte qui m’afflige, mais en réalité, c’est à cause de tout ce matériel disparu à jamais que je pleure.
When these deaths come, they traumatize me. I cannot speak or eat or sleep. I cannot stand or sit up. When Nallamma, a peripheral figure in the story, died soon after I spoke to her, it nearly killed me. No one could understand. When friends, not knowing how I felt, tried to coax me out of bed, I turned violent. Nallamma, un personnage secondaire de l’histoire, mourut juste après notre conversation et je faillis en mourir aussi. Personne ne comprenait ce qui m’arrivait et lorsque mes amis, ignorant ce que je ressentais, essayaient de me faire sortir de mon lit, je devenais violente.
Another time, when I heard Carey’s high school friend Pulla Reddy had had a stroke and lost his ability to speak, I was speechless. I sent a check for $200 so he could get physical therapy and some other care. I thought of all the things for him to lose the use of, why should it be his tongue, the one part that mattered most for my purposes. I didn’t need him to dance, I didn’t need him to lift anything. As I saw it, I had been cursed most cruelly. In the end he could speak a little, but I had no heart to hear him struggle. When he died, the news was kept from me. Une autre fois, lorsque j’appris que Pulla Reddy, l’ami de Carey à l’université, avait eu une attaque et perdu l’usage de la parole, je restai sans voix. J’envoyai un chèque de deux cents dollars pour qu’il puisse avoir des soins et suivre une rééducation, et je m’insurgeais contre le fait que, de toutes ses facultés, ce soit la parole qui fût affectée, la seule qui importait pour mon travail. Je n’avais pas besoin de lui pour danser ou pour porter des fardeaux ! J’avais l’impression d’avoir été cruellement maudite. Finalement, il put parler un petit peu, mais je n’avais pas le cœur à l’entendre lutter pour s’exprimer. Son décès m’a été caché.
And then my father’s aunt Dyva Vathi. She fell. Lost her memory. Her memory! Puis ce fut le tour de la tante de mon père, Dyva Vathi. Elle est tombée et a perdu la mémoire. La mémoire !
Finally I closed my ears to such news. My mother, out of concern for my feelings, has told all the relatives to never mention a word to me about death or illness. À la fin, j’ai refusé que l’on me donne ce genre de nouvelles. Par égard pour moi, ma mère a demandé à tous les membres de la famille de ne jamais mentionner quoi que ce soit qui ait trait à la mort ou à la maladie.
I know SM had a stroke a couple of years ago, is blind in one eye, cannot move. I was relieved when my mother told me he had not lost his speech. I tried to call him. But the daughters who took over his care had cut off his phone privileges. Je sais que SM a eu une congestion cérébrale il y a quelques années, qu’il a perdu l’usage d’un œil et qu’il ne peut plus bouger. Mais quel soulagement quand ma mère m’a dit qu’il n’avait pas perdu la parole ! J’ai essayé de l’appeler, mais ses filles, qui « prenaient soin de lui », avaient suspendu son abonnement téléphonique.
So I went to see him in person. He could speak, but I could not understand anything he said because all his teeth had fallen out. The small stroke should not have incapacitated him so much. His daughters told me they had to wait three days to take him to a doctor. Three days? I didn’t understand. They explained they wanted to take him to the doctor who would see him for free, an admirer of his, who was out of town. So they waited. Je suis allée le voir en personne. Il pouvait parler, mais je ne pouvais rien comprendre car il avait perdu toutes ses dents. La congestion cérébrale, mineure, n’aurait pas dû le rendre à ce point invalide. Ses filles m’ont dit qu’elles avaient dû attendre trois jours pour l’emmener chez un médecin. Trois jours ? Elles m’ont expliqué qu’elles voulaient qu’il soit vu par l’un de ses admirateurs, un docteur qui l’ausculterait gratuitement et qui était absent à ce moment-là. Elles ont donc attendu qu’il revienne.
Sure enough, his memory was affected. Nothing was left for me there. One of his daughters has removed the TV from his room and prohibited newspapers and visitors. In those conditions he won’t last long. I know I am never going to see him again. Effectivement, sa mémoire était atteinte. Il n’y avait plus rien à faire pour moi là-bas. Une de ses filles avait enlevé la télévision de sa chambre et interdit journaux et visiteurs. Dans ces conditions, il ne vivra pas très longtemps et je sais que je ne le reverrai plus.
I stopped inquiring about his health, his condition. I don’t want to know more. I avoid looking at Telugu news online for fear of coming upon an obituary. J’ai cessé de prendre de ses nouvelles. Je ne veux plus rien savoir et j’évite de lire les informations telugu en ligne de crainte de tomber sur un avis de décès.
As of this writing, I do not know if this book’s principal subject is alive or dead. Je ne sais donc pas si le principal protagoniste de ce livre est encore vivant.
April 15, 2012 Avril 2012