Arun Kolatkar
Jejuri
Jejuri est un haut lieu de pèlerinage dans le Maharashtra (voir carte ci-dessous), dont le temple dédié à Khandoba est particulièrement coloré. Kevin Standage en a rapporté un très joli reportage photo, citant bien sûr un des poèmes de Kolatkar.

Quand Jejuri parut en 1976, ce fut pour tous les amateurs de poésie en Inde un véritable séisme, confirmé à l’international par l’attribution l’année suivante du Commonwealth Poetry Prize. Le recueil, publié par Pras Prakashan, n’est alors que peu diffusé et n’est guère connu à l’exception des artistes fréquentant le coeur de la culture underground que représentait le quartier de Kala Godha et du Way Side Inn dans le Bombay des années soixante-dix. L’auteur, un graphiste reconnu dès sa sortie de la J.J. School of Arts de Bombay en 1957, commençait également à composer en anglais comme en marathi, dans le sillage du poète Nissim Ezekiel, figure de proue du groupe1 et il entama la rédaction du recueil Jejuri à la suggestion d’Arvind Mehrotra en 1973. Ce dernier avait immédiatement remarqué l’originalité du talent d’Arun Kolatkar lors de la parution de divers poèmes dans des revues avant-gardistes comme Dionysus (poème « A low temple/Un temple secondaire ») et avait inclus dans son magazine Damn you/A magazine of Arts, le long poème « The Boatride » en 1968, avant de donner une place de choix à Arun Kolatkar dans son anthologie de la poésie indienne contemporaine (Oxford India anthology: twelve modern poets, 1992).
Pourquoi cet engouement, d’abord local et limité au petit groupe d’artistes avant-gardistes de Bombay, si bien perçu et diffusé par d’autres poètes comme Arvind Krishna Mehrotra mais aussi Amit Chaudhury, qui a contribué à la réédition du recueil pour lui donner une visibilité nationale et internationale ? Sans doute parce que le petit groupe dont il est issu représentait l’innovation vivante dans les années soixante-dix, par son caractère cosmopolite et sa réceptivité à la poésie contrastée d’une ville où se mélangent des « mondes incompossibles », comme dira plus tard Salman Rushdie. Choc de l’ancien et du présent, de la dévotion populaire et de la modernité la plus violente dans la première ville du tout nouveau capitalisme indien, du petit peuple laborieux et des artistes bohèmes qui l’observent, du matériel et du spirituel : c’est le détail qui intéresse Arun Kolatkar, l’insignifiant dans une vision d’ensemble, cet insignifiant qui, arraché à un ensemble codé et normé, prend valeur d’extraordinaire par sa seule existence. Une promenade dans la ville, une flânerie plutôt, au sens où Benjamin a popularisé la vision du flâneur, loin des « frissons historiques » ou autres souvenirs remarquables qui peuvent ponctuer la visite touristique.
Jejuri ne présente pas une description du quartier connu sous ce nom, centre de pèlerinage pour les dévots de Khandoba, une divinité locale à l’origine protectrice du bétail. Les poèmes ne sont pas plus empreints de réalisme ethnologique que de foi religieuse. Si Kolatkar a traduit en anglais un des plus célèbres poètes mystiques, Tukaram, dès les années soixante, ce n’est pas la ferveur religieuse qui l’anime, mais l’émotion devant l’authenticité des images et la puissance du sentiment de lien universel, en révolte contre les cloisonnements de l’orthodoxie religieuse, c’est la fluidité des rythmes et la simplicité des mots. Il avoue du reste n’avoir entendu parler du lieu-dit Jejuri qu’en feuilletant des ouvrages historiques ou géographiques et s’y être rendu pour la première fois en 1963 par pure curiosité avec son frère et un ami (le Manohar du recueil). Mais ce centre religieux autour d’un village sans charme particulier, à deux cents kilomètres du centre fourmillant de la mégalopole, s’avère aussi grouillant de contrastes et de détails insignifiants extraordinaires que le carrefour animé de Kala Godha et les parages du Way Side Inn. Grouillement propre à la poésie urbaine de Kolatkar, particulièrement dans son dernier recueil Kala Godha2 qui fait aussi la qualité de Jejuri, faite de fluidité, de mouvement, de dynamisme organique, d’hétérogénéité et de transmutation permanente. Sens de l’éphémère, de la conjonction saugrenue, de l’ironie, de la valeur comique et poétique de l’humble détail.
On retrouve ces qualités chez les artistes que cite pêle-mêle Arun Kolatkar, invité lors d’un entretien en 2004 à citer ses écrivains favoris : Whitman, Mardhekar, Manmohan, Eliot, Pound, Auden, Hart Crane, Dylan Thomas, Kafka, Baudelaire, Heine, Catullus, Villon, Jynaneshwar, Namdev, Janabai, Eknath, Tukaram, Wang Wei, Tu Fu, Han Shan, Honaji, Mandelstam, Dostoïevski, Gogol, Isaac Bashevis Singer, Babel, Apollinaire, Breton, Brecht, Neruda, Ginsberg, Barth, Duras, Joseph Heller… Gunter Grass, Norman Mailer, Henry Miller, Nabokov, Namdeo Dhasal, Patthe Bapurav, Rabelais, Apuleius, Rex Stout, Agatha Christie, Robert Shakley, Harlan Ellison, Balchandra Nemade, Durrenmatt, Aarp, Cummings, Lewis Carroll, John Lennon, Bob Dylan, Sylvia Plath, Ted Hughes, Godse Bhatji, Morgenstern, Chakradhar, Gerard Manley Hopkins, Balwantbuva, Kierkegaard, Lenny Bruce, Bahinabai Chaudhari, Kabir, Robert Johnson, Muddy Waters, Leadbelly, Howling Wolf, Jon Lee Hooker, Leiber and Stoller, Larry Williams, Lightning Hopkins, Andre Vajda, Kurosawa, Eisenstein, Truffaut, Woody Guthrie, Laurel and Hardy.
Cette liste vaut art poétique, juxtaposant sans hiérarchie des mystiques médiévaux comme Eknath, Jnyaneshwar, Tukaram, Kabir, des écrivains modernes indiens, dalits comme Namdeo Dhasal ou chanteurs humoristes populaires comme Patthe Bapurao, des « nativistes » du marathi comme Balchandra Nemade, et des cosmopolites urbains comme Mardhekar, pour ne commenter que la composante indienne de l’énumération. Loin d’aboutir à un nivellement par une « moyenne » des styles et visions du monde ainsi juxtaposés, chaque élément vaut en soi comme partie unique d’un tout irréductiblement hétérogène, qui ne s’arbitre en aucune force résultante car toutes les forces s’équivalent, coexistent, agissent.
Ainsi des poèmes et des thèmes de Jejuri, qui enchevêtrent tous les niveaux de réalité de tous les objets observés sans les hiérarchiser et sans non plus les enchaîner à une linéarité quelconque, fût-elle celle de la flânerie. Il y a certes des enchaînements, comme celui du motif sur la tortue qui le porte sur sa carapace, du papillon sur le fils du prieur qui vient d’en apercevoir un, et il y a des récurrences, comme celle de l’entaille ou de Chaitanya, ce mystique philosophe bengali qui donne son nom à trois titres, ainsi que des suites, comme « La gare », poème en six épisodes. Mais rien de ce qui pourrait s’apparenter à un plan concerté ou à une construction orientée. D’un bout à l’autre du recueil, c’est le détail banal qui reste la merveille, seule constante de cette épopée du modeste, détail banal débanalisé par l’immédiateté de sa présentation et par sa mise en vie. Comme par exemple la porte, « tenue par ce short mis à sécher sur ses épaules ».
1 | L’Homme inachevé, par Nissim Ezekiel, traduit de l’anglais par Emmanuel Moses, Éditions Buchet/Chastel, 2007. |
2 | Kala Ghoda – Poèmes de Bombay, par Arun Kolatkar. Traduit de l'anglais par Pascal Aquien et Laetitia Zecchini. Paris, Poésie / Gallimard, 2013. Édition bilingue. |
The Bus | Le bus |
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The tarpaulin flaps are buttoned down on the windows of the state transport bus all the way up to Jejuri. |
Les pans de la bâche sont boutonnés sur les fenêtres de l’autobus public durant tout le trajet vers Jejuri. |
A cold wind keeps whipping and slapping a corner of tarpaulin at your elbow. |
Un vent froid en continu fouette et gifle un coin de la bâche près de ton épaule. |
You look down to the roaring road. You search for the signs of daybreak in what little light spills out of bus. |
Tu regardes la route rugissante. Tu guettes des signes de l’aube dans la lumière qui se répand petit à petit à l’extérieur. |
Your own divided face in the pair of glasses on an old man’s nose is all the countryside you get to see. |
Ton propre visage reflété deux fois dans une paire de lunettes sur le nez d’un vieil homme. Voilà tout le paysage que tu peux voir. |
You seem to move continually forward toward a destination just beyond the caste mark beyond his eyebrows. |
Tu sembles te mouvoir en permanence vers une destination située juste derrière le signe de caste peint entre ses sourcils. |
Outside, the sun has risen quietly. It aims through an eyelet in the tarpaulin and shoots at the old man’s glasses. |
Dehors, le soleil s’est levé tranquillement. Il vise à travers un œillet de la bâche et tire dans les lunettes du vieil homme. |
A sawed off sunbeam comes to rest gently against the driver’s right temple. The bus seems to change direction. |
Un court rayon de soleil vient se poser avec douceur contre la tempe droite du chauffeur. On dirait que le bus change de direction. |
At the end of bumpy ride with your own face on the either side when you get off the bus |
Au terme de ce voyage mouvementé avec ton propre visage démultiplié quand tu sors du bus |
you don’t step inside the old man’s head. | tu ne marches pas dans la tête du vieil homme. |
The Door | La porte |
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A prophet half brought down from the cross. A dangling martyr. |
Un prophète à moitié détaché de sa croix. Un martyr pantelant. |
Since one hinge broke the heavy medieval door hangs on one hinge alone. |
Depuis qu’un gond s’est cassé la lourde porte médiévale pend sur un seul gond. |
One corner drags in dust on the road. The other knocks against the high threshold. |
Un coin traîne dans la poussière de la rue. L’autre cogne contre le seuil. |
Like a memory that gets only sharper with the passage of time, the grain stands out on the wood |
Comme un souvenir qui devient plus vif encore avec le passage du temps, la fibre du bois fait ressortir |
as graphic in detail as a flayed man of muscles who can not find his way back into the anatomy book |
un dessin minutieux tel un écorché qui ne pourrait retrouver son chemin vers un livre d’anatomie |
and is leaning against any old doorway to sober up Like the local drunk. |
et qui serait appuyé contre n’importe quelle vieille embrasure de porte pour dessoûler comme l’ivrogne du coin. |
Hell with the hinge and damn the jamb. The door would have walked out long long ago |
Enfer de charnière et damnation du montant. La porte serait partie depuis très très longtemps |
if it weren’t for that pair of shorts left to dry upon its shoulders. |
s’il n’y avait eu ce short mis à sécher sur ses épaules. |
Chaitanya | Chaitanya |
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come off it said chaitanya to a stone in stone language |
arrête dit chaitanya à une pierre dans le langage des pierres |
wipe the red paint off your face i don’t think the colour suits you i mean what’s wrong with being just a plain stone i’ll still bring you flowers you like the flowers of zendu don’t you i like them too |
efface la peinture rouge de ton visage je ne trouve pas que cette couleur t’aille bien je veux dire qu’est-ce qui ne va pas avec le fait d’être juste une pierre quelconque je t’apporterai encore des fleurs tu aimes les fleurs de soucis n’est-ce pas je les aime aussi |
Chaitanya | Chaitanya |
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sweet as grapes are the stone of jejuri said chaitanya |
les pierres de jejuri ont la douceur du raisin disait chaitanya |
he popped a stone in his mouth and spat out gods |
il fourra une pierre dans sa bouche et cracha des dieux |
Chaitanya | Chaitanya |
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a herd of legends on a hill slope looked up from its grazing when chaitanya came in sight |
un troupeau de légendes sur un versant de colline leva les yeux de ses pâturages quand chaitanya apparut |
the hills remained still when chaitanya was passing by a cowbell tinkled when he disappeared from view and the herd of legends returned to its grazing |
les collines restèrent calmes quand chaitanya passa une cloche de vache tinta quand il disparut et le troupeau de légendes retourna à ses pâturages |
Yeshwant Rao | Yeshwant Rao |
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Are you looking for a god? I know a good one. His name is Yeshwant Rao and he’s one of the best. Look him up when you are in Jejuri next. |
Cherches-tu un dieu ? J’en connais un bon. Son nom est Yeshwant Rao et c’est l’un des meilleurs. Cherche-le quand tu seras à Jejuri la prochaine fois. |
Of course he’s only a second class god and his place is just outside the main temple. Outside even of the outer wall. As if he belonged among the tradesmen and the lepers. |
Bien entendu il n’est qu’un dieu de seconde classe et sa place est juste en dehors du temple principal. En dehors même du mur externe. Comme s’il devait rester parmi les marchands et les lépreux. |
I’ve known gods prettier faced or straighter laced. Gods who soak you for your gold. Gods who soak you for your soul. Gods who make you walk on a bed of burning coal. Gods who put a child inside your wife. Or a knife inside your enemy. Gods who tell you how to live your life, double your money or triple your land holdings. Gods who can barely suppress a smile as you crawl a mile for them. Gods who will see you drown if you won’t buy them a new crown. And although I’m sure they’re all to be praised, they’re either too symmetrical or too theatrical for my taste. |
J’ai connu des dieux de plus joli visage ou plus collet monté. Des dieux qui vous taxent votre argent. Des dieux qui vous taxent votre âme. Des dieux qui vous font marcher sur un lit de braises ardentes. Des dieux qui mettent un enfant dans votre femme. Ou un couteau dans votre ennemi. Des dieux qui vous disent comment vivre votre vie, multiplier par deux votre argent ou tripler vos propriétés foncières. Des dieux qui peuvent tout juste réprimer un sourire pendant que vous rampez un mile pour eux. Des dieux qui vous verront vous noyer si vous refusez de leur acheter une nouvelle couronne. Et même si je suis sûr qu’ils ont tous à être honorés, ils sont soit trop symétriques soit trop théâtraux à mon goût. |
Yeshwant Rao, mass of basalt, bright as any post box, the shape of protoplasm or king size lava pie thrown against the wall, without an arm, a leg or even a single head. |
Yeshwant Rao, une masse de basalte, brillante comme une boîte aux lettres, il a une forme de protoplasme ou d’un gâteau de lave king-size projeté contre le mur, sans bras, sans jambe ni même une simple tête. |
Yeshwant Rao. He’s the god you’ve got to meet. If you’re short of a limb, Yeshwant Rao will lend you a hand and get you back on your feet. |
Yeshwant Rao. Tel est le dieu que tu dois rencontrer. Si tu as un membre court, Yeshwant Rao te donnera un coup de main pour te remettre sur pied. |
Yeshwant Rao Does nothing spectacular. He doesn’t promise you the earth or book your seat on the next rocket to heaven. But if any bones are broken, you know he’ll mend them. He’ll make you whole in your body and hope your spirit will look after itself. He is merely a kind of a bone-setter. The only thing is, as he himself has no heads, hands and feet, he happens to understand you a little better. |
Yeshwant Rao ne fait rien de spectaculaire. Il ne te promet pas la planète ni ne te réserve un siège dans la prochaine fusée pour le paradis. Mais si n’importe quels os sont cassés, tu sais qu’il les réparera. Il te rendra entier dans ton corps et espère que ton esprit s’occupera de lui-même. Il est simplement une sorte de rebouteux. La seule chose c’est que, comme lui-même n’a pas de têtes, mains et pieds, il arrive à te comprendre un peu mieux. |
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